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Rencontre avec Léane Alestra : « Il y a une contradiction dans la manière dont les hommes construisent leur masculinité »

Léane Alestra
La journaliste Léane Alestra © Marie Rouge

Spécialiste des questions de genre et journaliste pour Manifesto XXI, Léane Alestra signe avec son essai Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? une réflexion salutaire sur la contrainte à l’hétérosexualité et les rapports femmes-hommes.

Une réflexion sur l’homosexualité peut-elle éclairer la lanterne de nos féminismes ? C’est le pari audacieux que fait la journaliste Léane Alestra, la vingtaine, dans son impressionnant essai Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? Parce qu’expliquer l’homophobie c’est expliquer en partie une histoire de la misogynie. Les hommes n’ont pas le droit d’aimer les hommes, parce qu’aimer les hommes et coucher avec les hommes est une chose de femme. C’est simple, si simple qu’on croirait que les choses ont toujours été ainsi. Pourtant, l’histoire et la pop culture regorgent de contre-exemples. Rencontre.

Dès l’introduction de votre livre, vous expliquez être une femme lesbienne et avoir fait le choix de consacrer tout votre amour et votre énergie aux femmes. Dans ce cas, pourquoi consacrer un livre aux hommes et leur sexualité ?

Ce qui m’intéressait, c’est de comprendre les rôles de genre et la domination entre ces genres, la manière dont ils s’articulent et influencent tout le monde. Il me semble que la norme détermine tout. Nous la reproduisons, on vit avec elle, elle nous conditionne et influence tout le reste de la société. J’ai beaucoup d’amies lesbiennes qui m’ont demandé : « c’est pas trop chiant de s’intéresser autant aux hommes ? », mais en fait, c’est comme réaliser un travail de sociologue. On étudie les hommes en tant qu’objet, sans que ça n’implique de rapports interpersonnels avec eux.

Vous estimez que les hommes sont incapables d’aimer profondément les femmes, car ils sont trop occupés à s’aimer entre eux. Que voulez-vous dire par là ?

Quand on est conditionnés en tant que garçon à recevoir la validation des autres hommes, on recherche en premier lieu la reconnaissance et la validation des hommes puissants. Il y a une contradiction dans la manière dont les hommes construisent leur masculinité : dans la première partie de leur vie on les enjoint à se distinguer des femmes pour ensuite désirer ce qu’ils ont appris à mépriser. Ce mépris va avec tout ce qui touche les femmes : leurs centres d’intérêts, leurs goûts etc. En fin de compte, peut-on vraiment aimer profondément ce qu’on nous apprend à dédaigner ? Il me semble que c’est parfois possible, mais que la plupart du temps, c’est compliqué.

En fait, les femmes sont une sorte de monnaie d’échange, utilisées pour mieux estimer la valeur des hommes.

Oui. Cela fait longtemps que je cite Le marché aux femmes. Dedans, il y a cette notion de « trophy wife » [que l’on peut traduire par «femme trophée» en français, ndlr], qui m’intéresse beaucoup. C’est-à-dire qu’à l’adolescence, les hommes doivent conquérir beaucoup de femmes pour gagner des points et sortir de la case « puceau ». Plus tard, le fait d’avoir une femme belle permet d’exhiber sa réussite sociale aux autres hommes. C’est pour cela qu’autant d’hommes veulent que leur femme s’épile, soit bien habillée. Il est important à leurs yeux de montrer qu’ils font mieux que les autres hommes ; qu’ils ont gagné cette compétition qui oppose tous les hommes entre eux.

Et ce qui résulte de cette organisation sociale, c’est que, malgré tous leurs efforts, les femmes seront toujours reléguées au second plan, voire effacées.

En tous cas, les femmes les intéressent moins que leurs amis. Et parfois, lorsqu’ils aiment les deux, leur loyauté va souvent aux amis, plus qu’à leur copine. Certaines enquêtes montrent même lorsque les hommes commencent à échanger entre eux de leur nouvelle copine, la première réaction de l’ami est de demander une photo, pour savoir si elle est belle. Une manière de « valider », ou pas, la meuf en question.

Selon vous, il y a une contradiction entre la misogynie de nos modes d’organisations et le fait que les hommes n’aient pas le droit d’être homosexuels. En a-t-il toujours été ainsi ?

La sexualité est réprimée depuis un moment, mais la relation d’amour et d’amitié qu’entretiennent les hommes entre eux connaît des variantes dans l’histoire. Par exemple, Maupassant parle dans ses romans de son meilleur ami et élabore des thèses sur l’exaltation des relations entre hommes. Les choses basculent notamment lorsqu’advient l’hégémonie de la théologie chrétienne. À ce moment-là, le fait de séduire les hommes bascule du côté des femmes – les hommes ne peuvent plus se séduire entre eux. C’est en quelque sorte la naissance de la norme hétérosexuelle. Avant, on avait moins tendance à ranger les hommes dans des cases aussi binaires.

D’ailleurs, à l’origine, l’hétérosexualité ne désignait pas l’orientation sexuelle dominante.

Oui, d’ailleurs il y a une ambiguïté dans ce terme, qui revient une fois que l’on a lu mon livre. Le titre désigne-t-il l’hétérosexualité dans son sens premier ou actuel ? Au début, lorsqu’on parlait d’hétérosexualité, c’était pour désigner une pathologie masculine, celle des hommes qui s’intéressent aux femmes. Les femmes étaient tellement considérées comme inférieures qu’être gentil avec elle était forcément une maladie. En tous cas, ce n’était pas normal.

De la même manière que la criminalisation de l’homosexualité est historiquement datée, vous montrez qu’il est possible de dater le moment où les femmes sont devenues des marchandises destinées à asseoir le pouvoir des hommes.

C’est toujours un peu compliqué de donner une date précise. Mais il y a des certitudes. La « domestication » des femmes vient en même temps que l’idée d’accumuler et de transmettre des patrimoines, pour que le clan devienne plus fort [avant cela, des sociétés de chasseurs cueilleurs ne possédaient rien ou peu d’outils, et travaillaient quelques heures par jour pour récolter dans la nature ce dont ils avaient besoin, ndlr]. C’est cette logique d’extension, avec des sociétés qui ont pour objectif de grossir de plus en plus, qui accapare les femmes pour s’assurer une descendance. D’ailleurs, ces sociétés ont fini par effacer les autres modèles, ce qui nous donne aujourd’hui l’impression que tout a toujours été comme cela. Même aujourd’hui, les sociétés qui ne fonctionnent pas selon une division genrée du travail restent peu connues. On a oublié l’existence de ces civilisations. Et pour celles qui existent encore, elles sont très minoritaires.

Par conséquent, les femmes n’ont aucune chance ou presque d’atteindre le pouvoir et de faire valoir leurs droits.

Dans le dernier chapitre, j’essaie de proposer des solutions. Pour moi, il faut prendre conscience de cette dialectique et de la manière dont elle infuse nos sociétés et nous conditionne pour imaginer collectivement d’autres modèles politiques. En réalité, il y a eu plein de tentatives, de contre-cultures dont on peut s’inspirer et faire mieux, si on y pense avec un angle féministe et queer pour ne pas reproduire les erreurs d’hier. On peut aussi se rebeller contre ce système en réalisant des actions qui profitent au bien commun, en créant du lien et de l’amour sans exploiter les autres. Il faudrait que le fait d’être utile à la société et de servir la collectivité devienne une fierté et soit la source d’une reconnaissance sociale. En plus, s’investir dans des jardins partagés, créer du lien, c’est réjouissant, ce n’est pas un renoncement qui aurait un coût. Ce sont des actions qui nous rendent plus sains et plus forts.

Et que faire quand on est une femme – et donc, par définition, méprisée des hommes ?

Il faut accepter que notre vie ne tourne plus autour des hommes. Cela ne veut pas forcément dire qu’il faut devenir lesbienne, mais il faut apprendre à mettre son énergie vitale au service d’autre chose que le couple hétérosexuel, monogame, qui aspire toute notre attention. C’est difficile parce que nous sommes conditionnées pour ce rôle-là, et que ce rôle maintient le système. Mais on peut être en couple hétérosexuel et militer, nourrir une passion que l’on partage avec d’autres gens. Le plus important, c’est de ne pas tout faire reposer sur les hommes qui sont un aspirateur à énergie. Parfois, lorsque l’on a vingt-cinq, trente ans, on est tenté de s’enfermer dans ce schéma. Des femmes plus vieilles que j’ai interrogées m’ont souvent dit qu’elles auraient aimé comprendre qu’elles pouvaient vivre, créer d’autres liens en dehors du mariage, qu’elles ont perdu ce temps de vie en voulant cocher toutes les cases du bonheur conjugal.

Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? de Léane Alestra, éditions Jean-Claude Lattès, 20,90 euros.

Journaliste

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