Entamé en 1990, terminé pendant le confinement en 2020, présenté à l’Étrange Festival en 2021, Mad God de Phil Tippett est enfin au cinéma. Cauchemar génial, délire anxiogène, œuvre d’une vie : reste-t-il quelque chose à dire de ce film en stop-motion déjà très commenté ?
Phil Tippett est l’un des créateurs d’effets visuels les plus respectés du cinéma mainstream américain. Il œuvre sur quantité de blockbusters mais c’est en solitaire, dans ses propres studios, qu’il entame en 1990 le travail sur son premier long-métrage. Après plusieurs reprises et interruptions, il livre trente an plus tard Mad God, histoire d’un mystérieux personnage en scaphandre qui s’enfonce dans les entrailles d’un monde dévasté. Le film est sur nos écrans ce mois-ci grâce à Carlotta Films.
Paradis crade
Il est en réalité mensonger de faire croire à l’importance d’un personnage. L’assassin au scaphandre est surtout là pour diriger notre regard dans l’exploration de ces mondes souterrains. Les seuls vrais personnages sont l’univers et le bestiaire créés par Tippett. Sans dialogue et presque sans aucun fait narratif, le film est une errance à travers l’imagination du cinéaste. Créatures monstrueuses, villes dévastées, machines bizarroïdes… La générosité et l’inventivité constantes du film sont remarquables.
Tippett développe dans chaque séquence une nouvelle variation de la tension entre machines étranges, froides et implacables, et chairs meurtries, boursoufflées et destructrices. Les 1H15 du film regorgent d’images hallucinées et surtout jamais vues auparavant. Circulant entre le cauchemar et l’absurde, l’ambition semble être de produire des images et des séquences pour l’inconscient. Mad God se situe ainsi hors de tout bavardage ou commentaire, et s’affirme avec une grande vitalité.
The dark side of Hollywood
Tippett est souvent re-situé comme celui ayant travaillé sur Star Wars, Robocop, Jurassic Park, et même plus récemment la saga Twilight. Il est intéressant de noter que Mad God se développait en parallèle de tous ces projets des trente dernières années. Œuvrant dans la lumière sur des films très commerciaux et pour la plupart consensuels, Tippett poursuivait en souterrain l’univers monstrueux et très radical de ce long-métrage d’animation. Il peut alors être vu comme le revers inavouable d’Hollywood. Mad God serait ce monde cauchemardesque dissimulé entre les images des films les plus populaires. L’enfer labyrinthique que Tippett nous invite à visiter, au-dessus duquel la production mainstream se construit.
Alors, la présence constante de machines peut évoquer les propres animatronics du cinéaste. Mais surtout, les dialogues audibles de Fellini ou les références à 2001, l’Odyssée de l’espace érigent ces deux films comme autant de ponts possibles vers ce monde ténébreux, à la fois dissimulé et incontournable.
Paradis sage
Une fois décrite toute la puissante personnalité du film, force est de constater que l’expérience en salle n’est pas égale du début à la fin. Si le bestiaire et les décors se renouvellent régulièrement avec une grande prodigalité, le régime d’image reste plutôt constant. À part quelques idées qui font rupture – l’incrustation de vrais humains dans les décors, l’accélération du rythme de défilement des images – les séquences seront la plupart du temps filmées avec les mêmes valeurs de plan et le même montage. C’est dommage car, passé un certain temps, cela aura tendance à fatiguer l’œil du spectateur et à banaliser les géniales inventions du cinéaste. Peut-être l’expérience aurait-elle été plus intense si la réalisation s’offrait plus de variations. Peut-être, également, si le film se permettait plus de ruptures de ton.
Cela étant, Mad God reste un film unique en son genre, et le restera. Il mérite d’être vu, ne serait-ce que pour saluer un travail aussi iconoclaste et rare. Et surtout, pour l’expérience incomparable qu’il propose.