En ce début de mois, Malavida Films propose le second cycle de la rétrospective autour de Louis Malle débutée en novembre dernier. Cette fois-ci, retour sur la fin de la première période française du cinéaste ainsi que sur le début de la seconde avec trois nouveaux films : Lacombe Lucien (1974), Au-revoir les enfants (1987) et Milou en mai (1990).
Le 10 mai, le grand public pourra découvrir les versions restaurées en 4K par Gaumont de ces trois longs-métrages de Louis Malle. Un réalisateur qui, décidément, n’en finit pas d’étonner. Et de détonner. Indépendant : voilà un terme que le cinéaste incarne pleinement et à juste titre. Au risque de franchir des limites tant sociales qu’artistiques. Indépendant, il l’est et à plusieurs échelles. D’un point de vue social, il reste rarement associé aux réalisateurs de sa génération. À l’échelle scénaristique, il choisit des thématiques politiques et sociales engagées mais les présente sous un angle peu commun. Côté artistique enfin, c’est une succession d’éléments plus ou moins immoraux, considérés comme tels ou encore réellement problématiques qu’il filme comme des objets parfaitement naturels.
Loin des sentiers battus
Avec ces trois films, Malle établit une fois de plus de nouveaux codes cinématographiques. À noter, leur ordre chronologique (1974, 1987 et 1990) n’indique pas une évolution parfaitement linéaire. Certains schémas se reproduisent, d’autres se construisent, mais Malle reste avant tout imprévisible, se jouant des attendus et des déterminants sociaux et artistiques de son époque. Le cinéaste propose un nouvel angle.
Pour ce que ce terme suppose au cinéma, Au-revoir les enfants est sûrement le plus conventionnel des trois longs-métrages. Lacombe Lucien et Milou en mai peuvent se targuer d’aborder de manière plus décalée des événements à la tension politique et sociale pourtant certaine. Loin de l’agitation de la ville, c’est dans des villages qui semblent déconnectés de la réalité ambiante qu’évoluent les personnages.
En pleine Seconde Guerre mondiale, le premier ne met en scène que furtivement l’armée allemande – elle sera plus présente dans Au-revoir les enfants. Idem pour Milou en mai. Manifestations estudiantines, agitation de la Sorbonne, remise en question des agissements des forces de l’ordre, appel à la liberté : tout cela est en grande partie transmis par la radio qui tourne en boucle dans la maison. Un fond sonore permanent. Certes, le sujet est présent dans les conversations. Il régit les différentes allées et venues ainsi que les discussions familiales parfois houleuses. Il reste pourtant relégué au second plan par la mise en scène des luttes intérieures et des combats menés par chacun, pour mettre en avant ses profits personnels.

Louis Malle, avant-gardiste ?
« La pilule, c’est le progrès », explique un Milou rêveur à sa petite-fille Françoise. Largement remise en question aujourd’hui, cette affirmation reste l’une des certitudes des luttes de mai 68. Le contexte choisi par Malle pour son Milou en mai. Féministe convaincu, Milou ? Ce serait sous-estimer Malle : le raccourci est trop simpliste.
Le réalisateur s’amuse de cette situation – et de bien d’autres – avec une ironie noire. Quelques minutes après, Milou observe les cuisses de Françoise avec insistance. Plus tard, il ne réagit qu’à peine lorsqu’un homme de passage toise Françoise en affirmant, tout sourire : « Bien parti ça, hein. Faudra la revoir dans cinq ou six ans ». Malle manie l’impudeur. La révolution sexuelle rebat les cartes de la société de l’époque. Sous ce prisme, Milou et sa famille oscillent entre débats invectifs, prises de position, mise à nu des émotions et des corps. Avec insolence parfois, Malle manie ces éléments comme des objets scénaristiques. Ainsi en est-il de la sexualisation d’enfants et de certains personnages féminins mais aussi de la mise à mort réelle d’animaux. Replacé dans un contexte antérieur, le cinéaste n’en conserve pas moins un faible intérêt pour la bienséance.
Des objets scénaristiques, il y en a d’autres. La mort, par exemple. Omniprésente tout le long de ses films, elle n’insuffle pas moins à chaque personnage un profond souffle de vie. Dans Lacombe Lucien et Au-revoir les enfants, la mort est une menace permanente. Il suffit d’un rien : un regard trop appuyé, un mot de travers… une dénonciation. La mort plane au-dessus des conversations et autres actes infimes du quotidien. Avec Milou en mai, Malle va jusqu’à la personnifier à travers la doyenne de la famille dont la mort subite bouleverse l’équilibre familial. Ne pouvant être enterrée dans l’immédiat – les croque-morts sont en grève, son corps demeure dans le salon et devient presque un objet de décor.
La mort, c’est le passé ; Milou et sa famille ne pensent qu’à l’avenir. Avenir qui s’annonce radieux, dirigé par une liberté totale et choisie. Scandée à tue-tête, L’Internationale rejoint habilement le fond sonore de la radio. Et pourtant, le beau rêve se brise immanquablement. L’on pouvait croire à une réconciliation familiale, Malle clôt son film en mettant en avant la perniciosité des intérêts individuels. Retour de bâton.

Entre distinction assumée et fil conducteur implicite
Trois films, trois lieux, trois scénarios. Des destinées multiples et propres à chaque personnage, certes. Pourtant, tout aussi inattendu qu’il veuille et puisse être, Malle ne résiste pas à glisser, volontairement ou non, des éléments semblables voire répétitifs dans ces longs-métrages. Ce sont de simples détails ou des composantes plus profondes, tels les mécanismes tortueux et insondables de certains comportements humains. Ainsi, le piège à oiseau fait d’une pierre et de morceaux de bois que Lucien montre à France se retrouve dans les mains de Milou, seize ans plus tard.
Dans un tout autre registre, Lucien (Lacombe Lucien) puis Joseph (Au-revoir les enfants) tombent naturellement, presque trop facilement, dans le piège façonné par leur manque de jugement et leur besoin de reconnaissance. Défiant toute conscience, ils collaborent ainsi avec l’ennemi et trahissent des êtres chers. Soif de vengeance, besoin d’être accepté par « les autres » : à travers ces adolescents en pleine construction, c’est la réalité du conflit politique, mais également intérieur, que Malle veut mettre en scène.
L’idée d’une jeunesse engagée semble être chère à Malle. Si l’on devait n’en retenir qu’un, elle serait le véritable fil conducteur de ce nouvel échantillon. Lucien (Lacombe Lucien), Joseph et Moreau (Au-revoir les enfants), Pierre-Alain, Claire et Camille (Milou en mai) : à quinze ans comme à vingt-cinq, des idéaux s’immiscent au cœur de leurs vies et deviennent d’authentiques revendications, quelles qu’ils soient. Se ranger du côté de l’armée allemande, y résister, se moquer puis se rattacher corps et âme aux convictions libertaires : tout y passe, tout est possible, tout peut être mis en scène.
Camille, par exemple. Une Miou-Miou sensible, sincère et effacée malgré elle derrière les nombreuses tâches que la structure familiale et des années de constructions sociales lui ont peu à peu imposées. Camille se moque des étudiants de la Sorbonne. Après tout, cela n’est-il pas qu’un caprice ? Et pourtant, ce « caprice », elle s’y attache. Jusqu’à s’y reconnaître. Tout semble alors logique, limpide. Malle utilise ses personnages comme des éprouvettes. Rien n’est déterminé. Un pari risqué : il frôle parfois l’incohérence. Et pourtant, il semble pouvoir rebondir à chaque fois, proposant une énième perspective.

Alors, que tirer de cette rétrospective ? Une fois encore, Malle montre sa facilité à remuer les acquis et briser les conventions. Normes sociales et protocole scénaristique sont ainsi balayés, contrastant avec la profondeur des thématiques abordées. Le cinéaste manie son art comme un marionnettiste. Il façonne ses films d’un bout à l’autre en pensant chaque objet comme un élément de son processus artistique. Un processus qu’il a élaboré au fil des années et qui se heurte à certaines barrières qu’il contourne sans l’once d’un scrupule, pourvu qu’il puisse s’adonner pleinement à son art. Souvent à raison, parfois en y perdant des plumes. Décidément provocateur, Malle est à l’origine d’une filmographie dense, troublante et soulevant de réelles problématiques et constructions sociales. Le travail de Malavida et de Gaumont permet de découvrir ou de redécouvrir ce cinéaste singulier et décidé à établir ses propres codes.