LITTÉRATURE

« La position de la cuillère » – Explorer l’intime

© Man Ray

Après la traduction de sa trilogie Autobiographie en mouvement, Deborah Levy publie La position de la cuillère, ouvrage polymorphe, et prend la liberté de rassembler ce qui rythme sa vie : goûts, obsessions, lectures.

« Je n’ai aucune position morale en matière de bonheur. Chacun doit trouver sa propre raison de vivre. » Dans La position de la cuillère, sous-titré « Et autres bonheurs impertinents », Deborah Levy nous dévoile la recette de ce qui, dans sa vie, est porteur de joie et de liberté. Elle consacre une trentaine de chapitres à différents thèmes comme ses influences littéraires et artistiques, ses proches ou quelques épiphanies du quotidien.

Deborah Levy est née en Afrique du Sud, où ont émigré ses grands-parents paternels, juifs ashkénazes, pour fuir les pogroms en Lituanie. Elle a ensuite grandi en Angleterre après que son père ait été fait prisonnier politique pendant l’apartheid. Celle qui se dit bercée par le surréalisme, la psychanalyse et le cinéma, livre un recueil qui gomme les frontières entre les genres et célèbre l’impertinence. Elle y mêle lettres adressées à des êtres disparus, souvenirs racontés à fleur d’émotion, témoignages de lectures, récits de vie d’artistes et réflexions vives sur le présent, la mémoire et l’écriture. Son écriture n’oublie jamais ce qu’il faut d’humour.

Jouant de l’aléatoire, elle fait sauter l’ordonnancement et juxtapose les passages qui n’ont d’ordre que celui que l’on veut bien leur donner. On ouvre. On feuillette. On peut lire au fil des pages mais on préfère glaner selon les chapitres. On lit en avance pour le pur plaisir de se donner l’eau à la bouche. 

Pour une autre généalogie

Écrivaine, Deborah Levy l’est devenue en se nourrissant des mots et des images des autres. Si elle reconnait à Sigmund Freud l’intuition géniale d’avoir placé le désir au centre de tout c’est principalement aux femmes qu’elle rend hommage. Elle dessine l’arborescence de celles qui lui ont ouvert les portes de l’art et le risque pris en décidant de créer. 

Pour une écrivaine, risquer de se mettre au centre de la scène dans la vie et dans les livres reviendra toujours à transgresser une place socialement consacrée.

La position de la cuillère, Deborah Levy

Elle trace de libres portraits de ces femmes proposant une autre histoire. Chacune intrépide à sa manière. Marguerite Duras «  ne se méfie pas de l’émotion  », Violette Leduc est consciente de «  l’incertitude de la vie  », Colette est celle dont elle est «  tombée amoureuse avant de lire un seul de ses livres  » et puis il y a Sylvia PlathMaria Stepanova, Virginia Woolf et les artistes Lee Miller, Francesca Woodman, Paula Rego. Ces femmes qui n’occultent rien de la vie dans leur art. 

Cueillir la sensation

Deborah Levy dynamite les attentes en brouillant fiction et réflexion, émotion et savoir. Sur le ton de l’anecdote, elle retient les réminiscences du quotidien faisant dialoguer la vie et l’écriture. Pas de discours savant mais une curiosité affutée pour les choses et les gens. Le plaisir de l’écriture est palpable, l’humour toujours sur la brèche et la malice dans son regard à propos des objets du quotidien.

Je me dis souvent que les œufs et les citrons de ma cuisine sont ce qu’il y a de plus beau chez moi (…) Ce sont des sculptures, rien que des pièces uniques malgré des formes et des couleurs similaires. (…) C’est réjouissant de voir un saladier de citrons ensoleiller un matin d’hiver anglais avec son étonnante palette de jaunes.

La position de la cuillère, Deborah Levy

Elle consigne les choses et les épreuves. Photographies, lectures, joie, dépression, chagrin, rencontres, deuil. Son Abécédaire de la pulsion de mort trace l’obsession pour un motif contemporain, les accidents de la route, dont elle décline les formes. La montre de sa grand-mère fait ressurgir le récit entendu des scènes de pogrom. Son souvenir pour sa première paire de Creepers lui rappelle la liberté de se sentir hors du lot. Deborah Levy possède un art sans pareil pour regarder ce qui fait notre contemporanéité. Faisant valser les lois de la publicité et de la rentabilité, elle découvre et transmet ce qui persiste comme fulgurances poétiques. 

La Position de la cuillère. Et autres bonheurs impertinents de Deborah Levy, traduit par Nathalie Azoulai, Editions du Sous-Sol, 18,50euros. 

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