LITTÉRATURE

« La femme qui boit » – Griserie scandaleuse

La femme qui boit est le récit brut et tragique d’un être qui ne répond ni à son propre désir ni à ce que l’on attend d’elle. Avant-gardiste, Colette Andris, place au centre de son ouvrage le sujet brûlant de l’alcoolisme au féminin.

Réédité dans la collection L’imaginaire de la maison Gallimard, le premier roman Colette Andris est préfacé par Nathalie Kuperman et Léonie Pernet. Divisé en courts chapitres, La femme qui boit dessine brillamment l’infernale spirale de l’addiction dans laquelle est prise Guita, personnage principal, de ses huit à vingt-six ans. Héroïne de sa propre tragédie, elle noie progressivement son morne destin dans l’ivresse compulsive. 

Après une enfance dans les Vosges, Colette Andris (pseudonyme de Pauline Tontey) gagne la capitale pour ses études qu’elle abandonne rapidement préférant se consacrer à la scène durant les Années Folles. Elle écrit, joue pour le théâtre puis le cinéma mais se consacre surtout à la danse dans les music-halls. Star du genre, elle est une des premières à revendiquer le droit à danser nue sur scène à une période où le cache sexe est de rigueur. Plus tard, elle arrête la scène pour se marier et avoir un enfant. Sa vie est brève : elle meurt à 35 ans mais laisse derrière elle (ou peut-être bien en avant) trois romans : La femme qui boit (1929), Une danseuse nue (1933) puis L’Ange roux (1935). 

Un portrait en état d’ébriété

Élégante et séduisante, Guita est mariée à un homme qu’elle n’aime pas et qu’elle trompe avec des amants réguliers. C’est dans la boisson qu’elle se réfugie pour trouver un peu de légèreté, d’insouciance et de gaieté qui manquent à l’appel de sa vie. Antiroman d’apprentissage, Colette Andris aborde l’alcoolisme sous toutes ses formes. Elle retrace les étapes et détaille les phases d’ivresse et de dégrisement.

La trame narrative est simple. Elle fait s’enchainer les différentes vignettes de la vie de cette femme, liées par le fil rouge de la boisson. Chaque expérience éthylique est comme le moteur d’un tableau esthétique à réaliser pour l’autrice  : le premier verre de rouge dans la cave parentale, les verres de porto avant le sexe, les bouteilles de champagne avalées seule devant le plat froid du dimanche, l’hospitalité des cafés et autres liqueurs. Les verres d’eau ou les bols de lait ingérés à occasion font figure de pureté, elle s’en rassasie. 

En avançant dans la lecture, le rythme des prises d’alcool s’accélère, laissant Guita dans un état de confusion et de honte. La présence de l’alcool devient tellement omniprésente que Guita, lors d’une soirée, part dans une rêverie où elle assimile chaque convive à un spiritueux. 

Il lui sembla que les formes humaines qui vivaient autour d’elle représentaient autant de flacons aux aspects variés, aux étiquettes multicolores et prometteuses. Chacune et chacun a son millésime, sa couleur, sa raison d’être comme une bouteille qui a longtemps vécu dans l’ombre propice et tutélaire de la cave. 

La femme qui boit, Colette Andris

Une écriture incisive

Quand l’inhibition tombe apparaît l’incontrôlable rire, la sensation d’évanouissement de la douleur, les objets qui se dédoublent. Colette Andris manie une vaste palette du vocabulaire émotionnel pour transcrire les effets de la consommation d’alcool. Elle met autant de précision dans la description de ces états que dans celle des paysages.

Aussi, ces jours-là, Guita ne se mettait en route qu’après avoir absorbé trois ou quatre verres d’un porto énergique aux vertus génératrices, vin sombre qui dispense l’ardeur et l’allégresse momentanés aux corps veules en quête d’amour, aux cerveaux clairs en quête d’oubli. 

La femme qui boit, Colette Andris

Sa langue est acérée, les phrases concises, le rythme scandé. L’écriture est d’une modernité folle. Lucide et crue. Elle retranscrit aussi bien les monologues intérieurs, les conversations lapidaires que les échanges de lettres. Avec sa liberté de ton, elle insère entre deux chapitres des incises qui contrastent avec l’aspect narratif. Elle donne un « code de l’ivresse » où elle décrit les différents états par lesquels font passer la saoulerie. Elle explique encore la technique absurde du « contre-alcool », qui consiste à boire une dose suffisante d’alcool après en avoir déjà consommé pour repartir de plus belle. 

Une critique en creux de la société

Au travers des yeux d’une femme qui boit, Colette Andris dresse le portrait d’une époque. Guita évolue dans une société de pantomime où ses habitudes de buveuse habillent d’illusions pour un temps ce paysage morne et absurde. Grisée, elle n’en est pas moins lucide quant à la comédie sociale qui fait rage et anime les rapports entre bonnes gens , qu’elle n’hésite pas à qualifier de « spectatrice de la bouffonnerie humaine ».  Cet esprit vif et critique perce à jour et raille les chorégraphies préconstruites des faux-semblants.  

Dans des états limites, elle se laisse glisser dans les draps d’hommes.  Mais, dans leurs lits, elle ne sait pas toujours si c’est ce qu’elle désire. Colette Andris a des mots forts pour décrire la violence des hommes, parfois prêts à tout pour obtenir ce qu’ils convoitent, et qui abusent de leur pouvoir en la réduisant à une « chose à plaisir ». Alors même qu’elle sait se satisfaire elle-même d’un tour de main. Pour Nathalie Kuperman, il s’agit moins de faire l’amour que de « transactions sexe/alcool » et de « soumissions ».

Guita a une tendance à l’autodestruction mais reste pourtant animée par un furieux désir de vie et de liberté. Tout ressentir pleinement, voilà ce qu’elle désire. Elle est donc prête à courir après l’ivresse, celle qui fait tourner la tête quand on aimerait que le cœur batte plus fort, quitte à en perdre raison. Sans jamais résoudre cette ambiguïté entre pulsion de vie et de mort, Colette Andris fait le portrait réaliste d’un être qui cherche le moyen de s’échapper. Aucune morale de la sobriété, c’est plutôt une leçon de vie qui nous est adressée. Celle d’une femme, humaine trop humaine, qui cherche, tant bien que mal, à rester debout.  

La femme qui boit de Colette Andris, Editions Gallimard, 9 euros. 

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