CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2023 – « État limite » : Clinique critique

© Les Alchimistes

ACID – Deux ans après en avoir fait l’ouverture en 2021, Nicolas Peduzzi fait son retour dans la sélection de l’ACID avec État limite. Un compagnonnage qui prend sens autour d’un intérêt commun pour les marges – et leur fabrique.

En 2021, Ghost song n’avait déjà pas laissé indifférent le public cannois. Il faut dire que le documentaire aux accents franchement oniriques, avait quelque chose de virtuose. État limite s’en tient à une forme plus modeste, dans laquelle la présence du réalisateur s’efface volontiers derrière celle de Jamal Abdel-Kader, 34 ans, psychiatre dans un hôpital de la région parisienne. Le geste de Nicolas Peduzzi n’en demeure pas moins remarquable. Car il faut un sacré sens de l’observation, aussi bien au moment du tournage que du montage – saluons ici le travail de Nicolas Sburlati à ce poste – pour saisir toute la complexité du fonctionnement de la psychiatrie au sein de l’institution hospitalière.

En ce sens, heureux fut Peduzzi de rencontrer le docteur Abdel-Kader – ou Jamal, comme il se fait appeler la plupart du temps. Personnage central d’État limite, il est le foyer du film, à partir duquel les rouages, limites et défaillances de l’hôpital public, ainsi que de la psychiatrie se révèlent. Unique psychiatre au sein de l’hôpital, Jamal se balade ainsi de service en service, l’occasion pour Nicolas Peduzzi de cartographier un hôpital public fragilisé par des années de décisions politiques destructrices.

Il serait d’ailleurs plus juste d’écrire que Jamal « est baladé de service en service » tant la précarité de l’institution signe une forme de condamnation à la passivité. Au gré des discussions entre Jamal et les infirmier·es et aides soignant·es, se dessine l’état limite dans lequel l’hôpital public français se trouve plongé. Un état qui se cristallise autour d’un point qui semble sans retour : celui à partir duquel l’institution ne tient plus grâce à sa structure – formée par des politiques publiques – mais grâce aux efforts individuels du personnel.

Contre la psychiatrie

Cependant, ce constat accablant ne mène pas à faire de Jamal – et du personnel – un martyr du service public. État limite ne s’embarrasse pas de sous-texte sur la vertu sacrificielle des soignant·es. Leurs conditions de travail sont terribles, leurs corps et esprits sont mis à rude épreuve, mais comme en témoigne une conversation entre Jamal et un ami aide-soignant, leur responsabilité envers les patient·es demeure.

État limite échappe ainsi aux deux écueils principaux qui guettent un tel sujet. D’un côté celui qui, sous un vernis de bienveillance, fait des fous des objets de pitié et de compassion. De l’autre, donc, celui qui érige les soignant·es en héros sacrifiés au nom du bien commun.

C’est en ce point précis qu’État limite se distingue heureusement de nombre de films sur la psychiatrie et ses patient·es. À travers la pratique de Jamal, un discours critique sur la psychiatrie prend forme. Moins prescripteur que médiateur, le docteur adopte un point de vue réflexif sur l’institution psychiatrique. Aussi bien par ses adresses directes à la caméra de Peduzzi que dans les conversations avec ses patient·es, il interroge la « fabrique des fous ».

Jamal emmène donc le film vers un véritable état limite : celui du doute et de la réflexion. De quoi « fou » est-il le nom, nous demande-t-il ? Autrement dit, par quelles pratiques dessinons-nous la frontière qui distingue le normal de l’anormal ? Au nom de quelles raisons est-elle justifiable – si elle l’est ? Au gré des entretiens avec divers patient·es, il ressort que malgré son utilité ponctuelle, la médication est aussi l’un des facteurs déterminants dans la création de profils ne pouvant être définis en dehors de leur pathologisation.

Enfin, et c’est tout l’enjeu de ce quasi huis-clos, une question traverse État limite  : que justifie l’enfermement des fous  ? Cette question de la mise à l’écart est alors traitée sous un angle critique rare au cinéma. Ce n’est pas la nature des personnes au diagnostic psychiatrique qui est la cause de ce grand enfermement. Au contraire, il relève plutôt d’une déficience propre à nos sociétés contemporaines, incapables de les intégrer à la vie de la cité. Pour soigner, il faut avant tout faire communauté.

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