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CANNES 2023 – « Goodbye Julia » : Les larmes du Soudan

Goodbye Julia © STATION FILMS
© STATION FILMS

UN CERTAIN REGARD – Pour la première fois de l’histoire du Festival de Cannes, un film soudanais montait les marches du Palais. Goodbye Julia, de Mohamed Kordofani, s’est révélé devant une salle émue de ce moment hors du temps.

Il est, dans les salles cannoises, des projections qui s’élèvent, loin des tapis rouges. Affranchis des strass et des paillettes, certains films se hissent vers quelque chose de plus grand. Dans le public, l’air est tout à coup différent, les applaudissements plus vifs et sincères. Dans les esprits s’ inscrit la marque d’un moment d’humanité partagé.

Samedi dernier, c’est un spectacle similaire qu’a provoqué l’incroyable Goodbye Julia en salle Debussy. Premier long-métrage soudanais en Sélection officielle, le film avait déjà un fan-club dédié, avant même que les lumières ne s’éteignent dans la salle. Une fois les lumières rallumées, c’est le public entier, conquis, qui s’est levé pour célébrer un art engagé, contre la haine, pour l’humanité, devant une équipe en larmes.

Le Soudan, dans la peur et le sang

Mohamed Kordofani a grandi au Soudan, déchiré depuis des décennies par une fracture Nord-Sud que rien ne semble pouvoir apaiser. Ce sont les origines profondes de ce conflit qu’il cherche à explorer avec Goodbye Julia : le racisme et la violence ancrés dans les mentalités depuis des générations. Alors que la guerre fait rage, le réalisateur propose son film comme une autre voie possible : celle de la réconciliation, de la compassion, de l’échange.

Pour porter son message, il plante naturellement son décor au point de rencontre du nord et du sud. Mona (Eiman Yousif) est une ancienne chanteuse du nord du Soudan, enfermée dans un mariage qui l’a éloignée de son véritable amour : la musique. Enchaînée à un mari autoritaire et jaloux, elle n’a de cesse que de maintenir en vie un reste de flamme, d’identité qui n’appartiendrait qu’à elle. Lorsqu’elle manque d’écraser le fils d’un homme Sud-soudanais, Mona s’enfuit, rattrapée par sa peur et son ignorance.

Ce moment de lâcheté l’enfonce dans un mensonge dévorant lorsque son mari abat le père enragé, pensant défendre sa femme contre celui qui n’est à ses yeux pas plus qu’un animal. Pour racheter sa faute, Mona décide d’engager Julia (Siran Riak), la femme de sa victime, à son service. Julia, pensant son mari disparu mais vivant, emménage avec son fils dans cette famille d’étrangers aux intensions voilées.

Le poids de l’ignorance

S’ensuit une fable profonde et intime, où chacun est mis devant ses propres contradictions et sa propre ignorance. Mona porte en elle la marque du péché ultime, tentant de défaire les fils du destin qui l’ont amenée jusqu’à cette faute tragique. Chaque jour la ramène à son crime, à ce fardeau qu’elle veut comprendre. Elle trouve en Julia une amie, une voie possible vers la libération, la fin d’une solitude qu’elle s’est imposée par conformisme. Julia, elle, découvre une vie nouvelle dans une famille trop généreuse, trop bonne à son égard. Mais la jeune maman a une vie à reconstruire, un avenir à dessiner pour son fils, loin des quartiers chics où sa rencontrer avec Mona l’a amenée. Elle doit aussi, comme tout le Soudan avec elle, faire le choix final : Nord ou Sud.

Car par delà la menace qui pèse sur la maison en apparence trop bien rangée de Mona, c’est un pays tout entier qui s’apprête à vivre un bouleversement sans précédent. Le référendum sur l’indépendance du Soudan du Sud, ombre écrasante qui pèse sur le film de Mohamed Kordofani, s’apprête à tout changer.

Goodbye Julia se construit autour de quatre destins, de quatre chemins de vie, soulignant les déchirements intimes de chacun des personnages. Les deux femmes au cœur du récit, Siran Riak et Eiman Yousif, incarnent un regard tourné vers l’intérieur autant que vers l’avenir. Si elles sont victimes d’une société qui écrase leur liberté personnelle et leur identité pour mieux les soumettre, les deux femmes ne se détournent pas de leur propre rôle dans la tragédie qui les a liées. Elles tracent ensemble le chemin de la réconciliation, de la main tendue vers l’autre.

J’ai déjà pardonné […], mais je ne peux pas faire la paix. Pour faire la paix, on a besoin de l’autre.

Ager (Ger Duany) dans Goodbye Julia de Mohamed Kordofani

Les deux actrices sont absolument époustouflantes, incarnant avec force ces deux femmes, et la tempête intime qu’elles traversent côte à côte, si proches et, pourtant, gardés si éloignées par les circonstances de leur naissance. Leur face à face se mue en une amitié profonde, malgré les chaînes de leurs drames personnels. Mais l’amitié est-elle vraiment possible quand la peur et la haine semblent tout imprégner ? Le film de Mohamed Kordofani répond, dans un hurlement de douleur et d’espoir, qu’il suffit d’un premier pas vers l’autre, intimement voulu et défendu, pour que la paix redevienne un chemin possible. Goodbye Julia porte en lui cette intention vivante d’un lendemain loin des balles et du sang. Un bouleversement profond, qui signe un moment de grâce, aussi douloureux soit-il, dans ce Festival.

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