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Rencontre avec Martin Jauvat : « Ce serait Indiana Jones et les aventuriers du RER perdu »

Martin Jauvat
© Julien Liénard

Son premier long métrage Grand Paris, sélectionné à l’ACID 2022, mêle les références, entre réalisme et science-fiction, et plonge avec beaucoup d’audace ses personnages dans une chasse au trésor en banlieue parisienne.

À l’occasion de la sortie le 29 mars dernier de Grand Paris, nous avons discuté avec Martin Jauvat d’écriture, de légitimité et du territoire filmé. Rencontre.

Tu avais réalisé des courts métrages, tu peux me parler un peu de la genèse de Grand Paris  ? 

J’ai toujours aimé le cinéma de Steven Spielberg. Ce sont les premiers films qui m’ont transporté. Quand j’ai vu Indiana Jones, par exemple. Surtout le 3, parce qu’il y a Indie junior quand il est petit et River Phoenix avait mon âge à peu près. Cette idée d’être transporté dans l’aventure ça me faisait rêver. J’ai toujours aimé la science-fiction, le grand spectacle et les films hollywoodiens. Quand j’étais adolescent, j’ai commencé à découvrir Kubrick, Tarantino, etc. Ce furent des révélations à chaque film. J’ai commencé à être passionné par le cinéma. Il y a eu un moment où j’ai préféré regarder des films plutôt que de traîner dans la rue à ne rien faire avec mes potes.

Quand j’ai débarqué à Paris pour mes études, je me suis rendu compte que je venais de banlieue. Avant ça, je croyais que je venais juste d’une ville. La genèse de Grand Paris, c’est la rencontre de ces deux choses-là : cet amour pour le cinéma américain, et cet ancrage très fort dans une ville de banlieue où je me suis senti prisonnier toute ma vie. Aujourd’hui, un peu moins, car j’ai habité ailleurs.

Le fait de pouvoir y revenir, tu vois ta ville d’une autre manière ? 

Oui et je me suis rendu compte à quel point j’aime cette ville. Je n’y suis plus prisonnier. Peut-être que j’arrive à l’aimer, car je peux m’en échapper si je veux. Et pour le projet, c’était vraiment une vision du Grand Paris comme une nouvelle civilisation, comme le nom d’une époque mythologique. Tu as l’Égypte Antique, là, ce serait le Grand Paris et les ruines des bâtiments en chantier seraient comme des ruines de l’archéologie du futur. Ce décalage me parlait beaucoup et le fait de pouvoir faire venir le film fantastique que j’aime dans le décor banal de mon quotidien. Tout ça est venu de beaucoup de temps passé à s’ennuyer dans le RER. Tu vois les paysages défiler, les chantiers partout, parce que c’est trop vide autour de toi. 

C’est-à-dire : comment habiter ces espaces vides ? 

Oui, comment les faire exister.

Et c’est de ce vide qu’est née l’idée du buddy movie, du road trip en transports en commun ?

C’est venu assez vite. Pour rigoler je disais : « Ce serait Indiana Jones et les aventuriers du RER perdu ». Je n’ai pas le permis, donc je suis dépendant des transports en commun et ça a façonné mon rapport à l’espace et au temps. Faire un road trip en voiture, alors que je n’ai pas le permis, ce n’était même pas envisageable parce que ça ne correspond pas à mon expérience personnelle. Mais un road trip en transports en commun pour un mec qui connaît toutes les lignes de RER par cœur… Il y avait ce décalage, c’est inattendu. J’aime bien ce qui est inattendu…

Pouvoir injecter de l’absurde dans la réalité ?

L’absurde a du sens quand il est rattaché à une expérience concrète de la réalité et à des émotions. Je n’aime pas l’absurde gratuit. 

Tu as des références en tête ?

D’absurde gratuit ou intelligent ? 

Intelligent…

Benoît Forgeard. 

C’est marrant, il y a une filiation évidente.

Je suis content que tu me dises ça parce que je suis fan de lui. Après, il y a aussi les buddy movies américains et des références comme 21 Jump Street. Je préfère un Will Ferrel qu’un Blier. Et ma série préférée, c’est Kenny Powers. C’est peut-être le personnage le plus potache, le plus insupportable, le plus cliché américain et aussi le plus attendrissant au monde. Et c’est cette tension-là qui m’intéresse. Ce sont ces références outre-Atlantique qui ont nourri mon imaginaire de petit mec du 77. Il y a donc déjà quelque chose d’incohérent. Je chéris cette incohérence-là.

© Ecce Films
Justement, il y a un vrai travail sur les dialogue de comédies. Grand Paris est un film où les punchlines fusent et créent le rythme du film.

C’est ma spécialité. J’adore les punchlines. J’en trouve tout le temps, j’adore les bons mots, les expressions un peu caustiques, les tournures de phrases qui sonnent et qu’on retient. Depuis tout petit, j’adore ça.

Tu écrivais déjà quand tu étais enfant ?

J’écrivais des nouvelles quand j’étais petit. Je voulais être écrivain. Le cinéma, c’est venu tardivement, le premier scénario de court métrage que j’ai écrit, je devais avoir 20 ou 21 ans. Avant ça, j’aimais la littérature, le style. Je me posais ces questions-là. Qu’est-ce qui est beau dans une phrase ? Qu’est-ce que c’est que l’esthétique de l’écriture ? Et le goût du bon mot, c’est quelque chose que j’avais déjà travaillé dans mes courts métrages et ça guide beaucoup mon écriture. Par exemple, dans mon tout premier court métrage, Mozeb, il y avait une réplique… Bon j’avais 20 ans donc j’assume moins, j’étais un peu con. Mais il y a une scène où ils sont dans un jacuzzi et il y a un gars qui dit à l’autre : « Moi, je suis médium, je sais lire dans les couilles des gens ». Voilà. Et cette blague-là, à la base, j’avais juste ça en tête, je n’avais pas d’histoire, pas de personnages. Je les ai créés, ainsi que le fil narratif qui a structuré le récit de mon premier film, à partir de cette réplique-là. Et ça m’arrive encore parfois, une punchline qui va ouvrir une brèche dans le récit et lancer complètement un fil. J’écris comme ça.

C’est un truc que j’ai repris au rap, j’en écoute beaucoup et je suis nourri de cet imaginaire-là, qui me semble totalement inaccessible parce que je suis un petit mec de pavillon. Et je n’ai jamais rappé de ma vie, mais j’ai toujours admiré le rap. Il y a toujours ce truc-là de partir du dialogue plutôt que d’une thématique ou d’un propos que je voudrais développer. J’aime bien quand le propos vient nourrir l’arrière-monde de la chair qui est des situations, des personnages et des bonnes blagues. Mais je suis jamais dans une démarche militante ou de développer une thématique. Ça vient dans un second temps et parfois ça demande des ajustements, ou de retravailler tel personnage, en ajoutant telle réplique ou en retirant. Ça me permet aussi de construire un monde et une vision du monde le temps du film. C’est ça qui est important pour moi, faire un pas de côté pour montrer le monde à ma façon.

Il y a cette idée de partir du quotidien de jeunes d’aujourd’hui qui s’ennuient, qui sont un peu désœuvrés et comment ils sortent de leur quotidien par l’arrivée du surnaturel…

Exactement. C’est du vide que jaillit la magie, l’imagination. De la question : qu’est-ce que tu fais face à ce vide immense qui t’entoure ? C’est ce que font les personnages tous à leur façon, ils trouvent des solutions pour combattre cette espèce de déroute totale qui me semble même aujourd’hui en ce moment complètement symptomatique de notre époque, et de notre génération. Je trouve ça intéressant de construire des duos de générations qui s’opposent, mais qui se ressemblent en miroir, à quelques années d’écart. 

Sébastien Chassagne et William Legbhil d’un côté, et Mahamadou Sankare et toi de l’autre ?

Oui, ils sont plus âgés que nous, plus expérimentés comme acteurs, plus connus et identifiés. Mais en même temps, ils ont la même sensibilité avec dix ans d’écart. Il y avait cette idée-là. Et oui, il y a quelque chose de très générationnel dans le film, mais surtout de très autobiographique. Ce n’est pas un hasard si je joue dedans. 

À quel moment tu as pris cette décision de casting ?

Je nourrissais un peu secrètement ce fantasme d’un jour faire l’acteur. Ça me plaisait. J’avais fait des petites apparitions dans mes courts métrages et à chaque fois, je m’étais bien régalé. Mais je ne me sentais aucune légitimité à le faire, j’avais peur de me foirer. J’ai commencé par rencontrer le personnage de Leslie, Mahamadou, je l’ai rencontré directement. Je l’avais vu dans Le Monde est à toi et il m’avait tapé dans l’œil. Il crève l’écran dans un petit rôle. Il était partant et pour essayer des scènes, je lui ai donné la réplique et ça marchait bien entre nous. C’est lui qui m’a dit « Mais tu ne veux pas jouer Renard ? » J’en ai parlé à mon producteur et je m’attendais à ce qu’il me dise « Attends déjà, c’est ton premier long alors que tu n’as pas de formation, pas trop d’expériences, tu ne vas pas en plus jouer dedans ! » Mais il m’a dit « Ouais carrément, super ! ». » Je me suis dit que c’était dingue comme réaction. C’est un peu irresponsable, mais j’aime bien cette irresponsabilité. Et j’y suis allé à fond. Après, je ne vais pas te dire que c’était facile. C’était compliqué, je me suis mis la pression et je suis soulagé du résultat. Je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. 

Comment tu as travaillé entre la direction des autres comédien·nes et la tienne ? 

C’est plus simple de se diriger soi-même. Les autres, parfois, c’est une affaire de trouver les bons mots, mais aussi de psychologie. Parfois, ça peut être stressant de sentir que ça t’échappe un peu. Il y a une scène où je n’arrivais pas à trouver le truc, et ça te met la pression, car tu te dis que toi, tu n’as pas le droit à l’erreur. Je m’interdis tout ça. Je me disais, c’est mon film, je ne peux pas me foirer sur mon propre film. J’avais fait des courts métrages où quand il y a l’équipe caméra, l’ingé son, etc., il y a beaucoup de monde entre toi et le combo, et toi, tu te retrouves à regarder presque la télé. C’est comme si tu étais déconnecté de ce qu’il se passe sur le tournage, de l’endroit où tu fais le film, qui est devant la caméra avec les comédiens.

J’étais un peu frustré parfois de ces expériences-là. Je me sentais comme exclu de mon propre film. Si t’es un control-freak qui vérifie derrière l’épaule de tes technicien·nes toutes les deux secondes alors oui, tu te sens dépossédé. Mais moi, je fais totalement confiance aux gens avec qui je travaille, c’est pour ça que je travaille avec eux. Donc à partir du moment où je sais que le taff est fait et qu’on va tous dans la même direction, je me sens totalement libéré et disponible pour travailler le jeu d’acteur. Et pour faire ça, il n’y a pas de meilleure place que d’être au milieu des acteur·ices. J’aimais bien la vraie complicité qui naissait entre Mahamadou et moi. Parfois, on se disait des choses qu’on allait faire. Personne d’autre n’était au courant, et on devenait vraiment Leslie et Renard parce qu’on était dans un duo qui avait ses propres codes. Personne ne pouvait interférer avec nous. Et ça, ça aide à créer le charme de notre relation. Ce truc qui fonctionne vraiment et tu te dis, c’est vraiment un duo de potes. 

© Ecce Films
Tu disais que tu voulais être écrivain. Pour Grand Paris, le scénario était très écrit ou il y a une part d’improvisation sur le tournage ? 

C’est un mix des deux. Mais oui à la base, c’est très écrit. Il n’y a jamais dans le scénario : « Et là, il parle de foot ». J’écris réplique par réplique à la virgule près, les « wesh », les « gros » tout. Par contre à partir du moment où je commence à l’interpréter moi-même, je n’apprends pas mon texte par cœur. Je le sais, je l’ai écrit. Je m’en rappelle bien, je l’ai relu. Mais à chaque prise, je vais le dire d’une façon différente. Je ne suis pas du tout à contrôler, à être pointilleux. Par contre jamais on ne va partir dans autre chose, ça va toujours être le même enchaînement de répliques. Mais on le dit avec les mots qui nous viennent sur le moment, je veux que ça ait l’air le plus naturel et spontané possible. Que ça ait l’air de glisser, que ce soit fluide, qu’on parle comme dans la vie. En faisant les avant-premières, je me rends compte que c’est radical, c’est la volonté de faire une photographie de la langue, de l’argot des banlieues de 2020. Et ça quand tu sors d’Île-de-France, quand tu vas spatialement dans des zones plus éloignées, mais aussi générationnellement, parfois ils se demandent, « C’est quoi ce truc ? ». Et j’avais cette volonté, ça rejoint l’idée de filmer les masques et l’ambiance Covid. C’est accepter totalement le réel dans lequel on vient insuffler du fantastique. On le prend comme il est.

Comme le témoignage d’une époque ? 

Comme un témoignage que l’on fait vriller. 

Tu peux me parler du reste du reste du casting, comment les rencontres se sont faites ? 

Je les connaissais tous. Sébastien Chassagne, je l’avais contacté sur Facebook, pour mon tout premier court métrage. Il ouvre rarement ses spams et par un mystérieux hasard, il est tombé sur mon message et a lu le scénario. Il a bien aimé l’ambiance Twin Peaks/Seine-et-Marne parce que lui-même vient du 91, ça lui parlait et c’est un gros geek. D’ailleurs, il jouait dans Mozeb. On a beaucoup parlé de notre rapport à la banlieue et à la science-fiction. On était devenus amis, et à la base, je ne pensais pas forcément à lui pour le rôle de Momo. Ça c’est fait un peu à la dernière minute, et ça me semble une évidence maintenant. Mais j’imaginais un Momo un peu plus vieux. J’avais envie de créer une arborescence de différentes générations et finalement, je suis très content de ces deux duos qui se reflètent l’un l’autre.

William, je l’ai rencontré sur un tournage où j’étais stagiaire. Vu que je n’avais aucune expérience de cinéma, Benoît Forgeard m’avait un peu pris sous son aile. Et ça, depuis que j’étais venu l’embêter à la fin d’une projection, pour Gaz de France. Il avait relu mon scénario, et il m’avait envoyé celui d’Yves. T’imagines, je suis fan d’un réalisateur et il m’envoie son prochain scénario. C’était un rêve. Un soir, on buvait des coups et il me dit, « Ce serait bien que tu sois sur le tournage, tu vas faire le making-of ». Et au lieu de faire quatre jours de making-of comme c’est la tradition, j’ai fait les deux mois de tournage avec mon chef opérateur. Je suis devenu ami avec William qui avait le premier rôle. Il passait beaucoup de temps à attendre entre les changements et moi, j’étais là, le mec à peu près de son âge avec les mêmes délires, qui n’avais jamais rien à faire, car le making-of tu ne tournes pas h24. On est devenus amis aussi après le tournage. Il a vu mes courts métrages et ça lui a bien parlé, il vient aussi de Seine-et-Marne, il connaît les banlieues pavillonnaires. Il a aussi ce truc de masculinité, de fragilité à la fois ridicule et touchante et il m’a dit tout de suite « Si tu penses à moi, je suis chaud ».

Deux mois après, j’avais Grand Paris et Le Sang de la veine, que j’ai écrit pour lui. On a enchaîné les deux dans la foulée. Mais William, au-delà d’être un super bon acteur, c’est un mec qui rend tout le monde hyper détendu par sa présence, et ça, c’est très important sur un tournage. On était en extérieur, le confinement a été déclaré, puis le couvre-feu, il y a eu des amendes… Et tu as ce mec-là, toujours un peu souriant, un peu relax, ça fait un bien fou. Il y a Marguerite aussi, qui selon moi crève l’écran dans le film et rappe. Elle, je sais plus comment je la suivais sur Instagram mais j’ai écrit le rôle en pensant à elle, je lui ai proposé et elle a accepté. 

Tu écris en pensant aux comédiens ? 

Oui, toujours, même Sébastien. Finalement, j’ai réécrit le personnage pour lui. Mais je devais inconsciemment l’avoir dans un coin de ma tête. Je ne fais pas de casting. Je demande juste à la personne et j’écris en fonction d’elle. Si on me dit non, je réécris en fonction d’une autre personne. 

C’est vrai qu’on ressent une ambiance film fait entre copains… 

Oui, je fais toujours attention à ça parce qu’on est insouciants, mais cette insouciance se travaille. Cette nonchalance, ce sont beaucoup de discipline et de précision. Je sais que je donne l’impression parfois que je suis un touriste, mais en fait, je travaille tout le temps. Mais oui, j’aime bien qu’on se sente complice avec les personnages, que l’on a envie de traîner avec eux… Et en même temps, je n’ai pas envie de tomber dans cette facilité, de me filmer avec mes potes… J’ai envie de continuer à travailler sur un tournage, on a des objectifs, des ambitions. On est tous focus dessus et on donne le meilleur de nous-mêmes. Je suis content que ressorte cette ambiance de complicité et d’amitié, mais en fait sur le tournage, on est très concentrés. Là, je suis plutôt détente, je fais des blagues, mais sur le tournage, je suis une autre personne. 

© Ecce Films
Il y a aussi une petite apparition d’Anaïde Rozam et de Garance Kim avec qui tu as travaillé. C’était une manière de leur faire un clin d’œil ? 

Anaïde, je l’ai rencontrée pour ce rôle. Je ne la connaissais pas, et c’est mon amie Kenza qui est directrice de casting qui a pensé à elle pour cette scène de drague, qui lance le personnage de Renard dans son rapport à sa misère affective. Je pensais déjà à Garance que j’avais rencontrée sur un tournage de film étudiant. Puis Kenza m’a proposé de rencontrer Anaïde. Elle a accepté et ensuite, on a fait Le Sang de la veine, et on est devenu·es ami·es aussi. C’est vrai qu’aujourd’hui avec du recul, je me rends compte que c’est une petite scène dans Grand Paris et je suis presque frustré de ça. Elle a beaucoup de talent. Garance, on s’est rattrapé·es en faisant Ville éternelle où on va au bout de ce duo-là. Mais Anaïde sera mise à l’honneur dans le prochain film que j’écris. Sa personnalité me correspond beaucoup. Elle est à la fois drôle, sincère et franche et casse tous les clichés qu’on peut avoir sur une fille de son âge. Elle a son style à elle et ça matche bien avec mon humour. 

Il y a un point de ton film que l’on n’a pas encore abordé. C’est la place importante donnée à la musique. Tu peux m’en parler un peu ? 

J’ai découvert la musique avec ce film. Elle est venue très tard à la fin du montage et elle nous a aidés à trouver le rythme, la couleur et les petits refrains qui permettaient de structurer ces aventures mêlées d’errances pour ne pas tomber dans un faux rythme où on s’épuise. La musique nous aide à donner du sens à des scènes qui parfois peuvent sembler gratuites alors qu’elles ne le sont pas. Mais aussi à créer des tensions, des décalages, le côté cyclique des thèmes qui reviennent. Elle appuie un genre de cinéma quand on veut aller flirter avec la parodie pour faire vriller le récit. Tout ça était hyper important et j’ai travaillé avec un compositeur qui s’appelle Maxence Cyrin. Il est pianiste, mais il a composé plein d’instruments pour le film. Il s’est inspiré des pianos de Ryūichi Sakamoto, d’inspirations japonaises, de Joe Hisaishi qui a composé pour les films de Takeshi Kitano et Miyazaki – qui est mon héros absolu. Et l’idée de donner une teinte de dessin animé japonais à la banlieue parisienne me plaisait. On a beaucoup travaillé sur ces pianos et on s’est tout de suite retrouvés sur ces compositeurs. L’enjeu, c’était de ne pas tomber dans la citation. Mais Maxence est très bon, il comprenait l’idée de la scène, de la référence, et il la retravaillait avec sa personnalité.

On avait une deuxième ambiance musicale qui nous a beaucoup aidés, plus pour la comédie, c’est Vladimir Cosma. Avec des thèmes qui peuvent faire penser aux comédies de Veber des années 1970, avec Pierre Richard et Gérard Depardieu. Il y avait cette idée de créer un décalage avec des mecs en survet’. J’aimais bien ce basculement inattendu de la musique et c’est vraiment une collaboration dont je suis content. Elle nous a aidés à finir le film.

Sur mes courts métrages, j’utilisais la musique avec parcimonie. Dans Les Vacances à Chelles, il y a deux moments de musique. À un moment, il danse, et à la fin la musique est un peu illustrative. Pour Grand Paris, je découvrais l’exigence et tout ce que ça change d’être sur un format plus long. J’ai compris que je ne pouvais pas mettre de la musique juste quand c’est cool. C’est un outil indispensable. Tu ne peux pas faire abstraction de ça. Je sais que maintenant, j’écrirai en pensant plus en amont la musique. 

Ce fut facile pour toi de t’autoriser à faire du cinéma ? 

Non, je n’avais aucune légitimité. Déjà, je croyais que le réalisateur tenait la caméra. Donc je me disais que je ne serais jamais réalisateur. C’est pour ça que je n’écrivais pas de scénario. Je pensais que ce n’était pas pour moi, je viens du 77, personne dans ma famille ne fait de cinéma, je ne connais personne, je n’ai pas de talent particulier, je ne suis pas beau, je ne fais pas de théâtre. Aucune qualité pour faire du cinéma. Et bizarrement, je me suis rendu compte que ce n’était pas si inaccessible que ça. Le plus dur, c’est d’oser au début, c’est de dépasser ce complexe, cette barrière psychologique que tu te mets toi-même en estimant que tu n’as aucune légitimité alors que c’est un truc qui n’existe pas. À partir du moment où tu fais, tu peux te foirer. Ça ne veut pas dire que tu vas être doué. Ou tu peux être talentueux et un concours de circonstances peut faire en sorte que tu ne trouves pas ta voix tout de suite. Ou que tu n’es pas reconnu à ta juste valeur, ça arrive. Mais le plus dur, c’est de s’autoriser, de sauter le pas, de braver ce complexe. 

Qu’est ce qui t’a fait dépasser tout ça, toi ? 

La confiance de mes ami·es qui m’ont suivi sans me dire, « T’es un imposteur, barre-toi  ». Ils ont bien aimé l’univers du scénario que je proposais et ont accepté de me suivre alors que je n’avais aucune expérience. T’imagines, tu te retrouves dans une position où tu donnes des ordres à des gens, c’est pas du tout instinctif. Après, on travaille dans la même direction. Je me vois comme le garant de la direction. Se dire, j’ai la légitimité d’avoir ce statut ce n’est pas évident. Et c’est un équilibre à trouver que tu affines en fonction de tes expériences, des gens avec qui tu travailles. Mais ce fut difficile, j’avais quand même l’impression que c’était vraiment un truc de Parisiens issus de familles bourgeoises qui travaillent déjà dans le cinéma.

C’est un art populaire, consommé par tout le monde et notamment les classes populaires et ça façonne les visions du monde qui sont partagées. C’est pour ça, je suis toujours énervé quand je vois des films sur la banlieue réalisés par des gens qui ne connaissent pas la banlieue et qui ressassent sans cesse des clichés hors-sol. J’estime que c’est miraculeux d’avoir pu faire ce film où d’un coup, on nous laisse la parole et proposer un pas de côté avec une autre vision. J’estime que c’est miraculeux d’avoir pu faire ce film où d’un coup, on nous laisse la parole et proposer un pas de côté avec une autre vision. Moi, j’aimerais bien que les gens se disent « ah, mais la banlieue ça n’est pas si terrible que ça ». Ce serait mon rêve, d’avoir diverti les gens et qu’en plus ils changent d’avis sur la banlieue, là mon objectif serait atteint. Ce n’est pas d’avoir des prix ou de gagner plein d’argent sinon je ferais autre chose. Mais rendre les gens heureux, et les faire changer d’avis sur la banlieue parisienne, c’est réussir. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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