Sans rien lâcher de l’érotisme hétéronormé de ses débuts, Emma Becker entame avec Odile l’été le début d’une réflexion sur la jouissance, la vraie, celle que lui procure Odile, une amie d’enfance.
Peut-on parler de coming out ? Après avoir longuement évoqué, dans ses quatre premiers romans, toutes sortes de relations qu’elle a entretenues avec des hommes, Emma Becker se penche cette fois-ci, avec Odile l’été, sur celle qui fut la genèse de son rapport à la sexualité. Étonnamment, le premier objet de convoitise de celle qui a fait de la littérature érotique – et hétérosexuelle – sa spécialité, est une femme. Il s’agit d’Odile, une amie d’enfance. Leurs jeux (comprendre : leurs rapports) commencent très tôt. Les deux fillettes entrent dans la sexualité en mimant les relations hommes-femmes. L’une joue l’homme – c’est toujours Odile qui s’y colle – l’autre fait la femme. Les gamines à peine sorties de l’enfance jouent au sexe souvent, partout, se cherchent d’abord des prétextes puis répètent ces gestes, sans s’en excuser, jusqu’à connaître par cœur le corps l’une de l’autre, jusqu’à apprivoiser sa jouissance.
Odile et Emma grandissent, ont ensuite leurs premières expériences sexuelles avec des hommes, souvent décevantes, comprennent que rien ne leur apportera autant de plaisir que leurs jeux secrets. En réalité, c’est plutôt Emma qui se fait souvent cette réflexion. La jeune femme s’épanouit à l’ombre de la beauté de son amie, de ses boucles blondes, de son corps mince, sur lequel les regards se posent toujours en premier. Odile, sublime et souveraine, est toujours celle qui jouit en premier, rend rarement la pareille. L’autrice éprouve une forme de plaisir dans le fait d’en donner à l’autre, sans assurance d’en recevoir en retour.
À 16 ans, les deux jeunes filles, entraînées par Odile, couchent ensemble avec un homme qui en a presque quarante. Les études supérieures les séparent. Emma ne répond pas aux longs messages qu’Odile lui envoie régulièrement. C’est seulement le jour où, après dix ans de silence, elle rêve de la mort de son amie qu’elle se décide à traverser la France pour la retrouver dans cette maison du midi où, plus jeunes, elles ont passé ensemble tous leurs étés.
Un female gaze ambivalent
Contrairement aux autres textes d’Emma Becker, ce roman est une commande. C’est Vanessa Springora, ex-directrice de Julliard et autrice du Consentement (éd. Grasset, 2020) qui a demandé à l’écrivaine de devenir le deuxième nom de sa nouvelle collection, Fauteuse de trouble. Une série d’ouvrages signés par des femmes sur la sexualité, pour mieux se la réapproprier. Et donner ses lettres de noblesse à la littérature érotique féminine, souvent méprisée, là où les Bukowski, Bataille, et autres auteurs masculins n’ont jamais été accusés de pratiquer un genre mineur. Pour le premier texte de la collection, la documentariste Ovidie évoquait sa « grève » du sexe hétérosexuel (La chair est triste hélas, Julliard, 2022).
Jusqu’à présent, pouvait-on vraiment qualifier Emma Becker de fauteuse de trouble ? Avec un talent de conteuse indéniable, l’autrice a toujours veillé à raconter sa vie sexuelle prolifique et enthousiaste. Certes, les femmes, dans l’imaginaire collectif, ne doivent pas avoir de désir sexuel. Seulement recueillir celui des autres – des hommes. À cet égard, l’autrice et son appétit d’ogre – elle-même qualifie parfois son goût pour le sexe de « passion », et se souvient que cet intérêt lui est venu très jeune – dénotent.
« Attention, qu’on ne se méprenne pas – le regard des hommes sur moi, c’est le chef-d’œuvre de ma vie. »
Emma Becker, Odile l’été
Et pourtant, il y a quelque chose de profondément normé dans les fantasmes que la trentenaire couche sur les pages. Certains fantasmes – Odile, qui est une bourgeoise rangée, rêve par exemple d’être prise par sept ou huit ouvriers sur un chantier – semblent tout droit sortis d’un film porno, réalisé par et pour les hommes.
Vivre avec son temps
Tout au long des deux cent pages de ce roman aux grandes qualités littéraires, certes, Emma Becker déploie des images convenues. Il y a les fantasmes qu’elle imagine pour Odile, les expériences sexuelles déjà vécues, celles de la jeunesse avec Odile, celles d’Odile durant ces dix années de silence qui les ont séparées. Il y a les hommes beaucoup plus vieux, enthousiastes à l’idée de coucher avec des mineures ; les petits amis qui se masturbent devant le spectacle, apparemment délectable, d’Odile prise par plusieurs Allemands dans un club échangiste ; le fantasme autour des ouvriers. Les images convoquées reposent sur un imaginaire patriarcal tel, qu’on ne sait plus bien si cet enthousiasme autour du sexe est une libération ou une aliénation. Peut-être est-ce les deux.
« Quand je pense que tu as cru toute ta vie qu’il te fallait un autre amant que moi ! (…) L’homme idéal qui bande pour toi, dont l’érection ne faiblit jamais, qui peut te baiser jusqu’à ce que tu demandes pitié, c’est moi. (…) Et, ce qui ne gâche rien, je suis aussi l’homme qui t’emmène dîner ensuite, avec l’argent de l’à-valoir du livre écrit à ta gloire ! »
Emma Becker, Odile l’été
C’est cette constellation d’ambiguïtés qui rendent le texte passionnant. Odile l’été et sa narratrice font le constat lucide, un brin désabusé, qu’au fond, elles ne vivront jamais rien de plus fort que cette relation qu’elles ont toutes les deux. Emma Becker assume. Elle a vécu et grandi dans le regard des hommes, pour le regard des hommes. Pourtant, les hommes sont comme une abstraction. En fin de compte, les sensations les plus intenses lui ont toujours été procurées par Odile. À cet égard, l’autrice semble pétrie de contradictions ; qu’elle assume joyeusement. Elle est avant tout une femme de son temps.
Odile l’été, un roman d’Emma Becker, éditions Julliard, 20 euros.