Le Film Culte revient chez Maze ! Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, retour sur Mysterious Skin (2004).
Au commencement était une pluie de céréales multicolores. Une danse hypnotique de couleurs informes, dont le glissement des nappes synthétiques d’un titre de Slowdive rythme la chute. De bas en haut, la gueule d’ange d’un gamin souriant fait son entrée dans le cadre – et tout devient plus net. Discrètement, le générique d’ouverture de Mysterious Skin apparait rétrospectivement comme l’un des plus saisissants de l’histoire du cinéma.
Certainement car dès ces premières secondes, Gregg Araki place son film dans un rapport ambivalent à la réalité. Bien aidé par les titres made in « shoegaze », de Cocteau Twins, Slowdive ou Ride, l’architecture sonore de Mysterious Skin appelle à regarder vers le bas – autrement dit, à l’intérieur.
Une dimension introspective à laquelle répond, en off, la voix éteinte de Joseph Gordon-Levitt, qui prête ses traits au petit garçon du générique, alors devenu jeune homme. Sec et légèrement vouté, l’acteur y incarne à la perfection un Neil McCormik indifférent, petite frappe locale et prostitué connu de tout Hutchinson, Kansas. Dans Mysterious Skin, le sourire du gamin s’est rapidement envolé, effacé par un coach de baseball pédocriminel. D’ailleurs, à Hutchinson, il y a un autre gamin devenu jeune adulte. Brian Lackey (Bradie Corbet), petit nerd persuadé d’avoir été enlevé par des extraterrestres à l’âge de huit ans.
Une histoire de fantômes
Les deux trajectoires évoluent en parallèle, l’une ne semblant jamais devoir déranger l’autre. Et pourtant, dans Mysterious Skin, tout un réseau de significations symboliques se crée pour les faire résonner. Dans ces couleurs et ces gestes qui se répondent, se nichent des fantômes. De ceux auxquels personne ne veut croire. Non pas tant à cause de leur caractère surnaturel, mais bien plutôt à cause de la trop violente effluve de normalité qu’ils trainent derrière eux. Dans ces résonances étonnantes, il y a deux ados qui souffrent en miroir : hantés par des images qui sonnent un trop violent rappel à la réalité.
Dans cette structure binaire, c’est pourtant Neil McCormick qui imprime le rythme. Comme une page blanche, l’ado se définit par rapport à cette image initiale du traumatisme. Le film de cette période passée avec son entraineur de baseball le hante, littéralement.
Car, paradoxalement, il n’y a pas eu de rupture entre Neil-enfant et Neil-jeune adulte. Malgré ses conduites à risques (prostitution, drogues) qui le propulsent, d’un point de vue extérieur, dans l’âge adulte, Neil reste le gamin de 8 ans du générique. C’est ce que les quelques flashbacks qui ponctuent Mysterious skin suggèrent. D’une temporalité à l’autre, c’est le même récit qui oriente la compréhension de Neil. Le jeune homme comme le gamin croient à l’amour qui l’unissait à son entraîneur de baseball. Et c’est par ce rapport de croyance à la fiction, forgée par celui que le spectateur sait être un pédocriminel, que ces deux âges, apparemment si éloignés, se trouvent unifiés.
Le secours de l’imagination
Ce lien immatériel est facilement appréhendable par le spectateur, moins pour ceux qui entourent Neil. Gregg Araki construit, pour et avec son personnage, tout un réseau de significations symboliques qui appelle l’image originaire. Et malgré son titre, Mysterious Skin se range plutôt du côté du secret que du mystère. L’opacité des signes tient en effet davantage de l’impossible partage du traumatisme que de son inaccessibilité. Lorsque Neil, devenu jeune adulte, met son pouce dans sa bouche, c’est, pour lui, comme répéter une chorégraphie que son corps n’aurait jamais pu totalement oublier.
Dans les flashbacks, Gregg Araki navigue avec habileté entre deux points de vue. Celui, horrifié, du spectateur. Et puis celui, naïf, du jeune Neil McCormik. Une pluie de céréales multicolores, une séance photos polaroids, puis une autre d’enregistrement de la voix du jeune garçon par son entraîneur. Le réalisateur y façonne un univers faisant signe vers le jeu. Mais à travers le point de vue extérieur de sa caméra, l’intérieur de la maison de l’entraîneur devient un petit théâtre dans lequel l’illusion ne fonctionne qu’à hauteur d’enfant. Le metteur en scène qu’est l’entraîneur y jubile. Il s’est donné le meilleur rôle ; celui du bourreau vu en héros.
Et si le rideau semble tombé depuis bien longtemps pour le coach – il a quitté la ville peu de temps après ses crimes – Neil semble toujours prisonnier de son rôle. Un rôle qu’il aura appris par cœur et qu’il maitrise tant qu’il le rejouera sur un autre garçon de son âge lors d’une fête d’Halloween, sous les yeux sidérés de celle qui deviendra sa meilleure amie, Wendy (Michelle Trachtenberg). Un rôle qu’il n’aura jamais su quitter, et qui aura creusé un trou béant dans son âme, vide de toute passion, de tout élan de vie. En miroir de la tendresse et de l’amitié que lui témoigne Wendy, Neil apparait comme toujours absent à lui-même, dans l’attente d’un quelque chose qui ne reviendra plus.
Pile et face
Étroitement liée à l’histoire de Neil McCormik, et pourtant séparée par le montage de Mysterious Skin, l’histoire de Brian Lackey gagne en importance à mesure que le film avance. Timide et maladroit, avec une tête de jeune premier, Brian semble être le négatif de Neil. Lorsqu’il avait huit ans, cinq heures de sa vie se sont envolées. Pour Brian, ce sont les extraterrestres qui l’ont enlevé pour réaliser des tests sur son corps. Ce sont eux qui ont provoqué son amnésie afin de préserver leur secret. Mysterious Skin est un film à deux têtes. Pile, le trop-plein anesthésiant de la mémoire. Face, son absence douloureuse.
Mais cette dualité n’est qu’apparente. Car à mesure que le fil narratif se déploie, les histoires des deux gamins finissent par se rejoindre. Par cette trouvaille narrative, Gregg Araki expose les pouvoirs de l’imagination dans la mise en forme des récits de violence. Car les vies de Neil et Brian se révèlent être deux propositions de mise en scène d’un même texte : celui rédigé par le coach quelques années plus tôt. Les mêmes images hantent ces deux existences. Et malgré leurs trajectoires apparemment opposées, elles s’originent toutes deux dans la même violence.
Alors, dans Mysterious Skin, il n’y a pas de bonne victime. Pas de récit unique et figé de l’après violence. Le film est dur, douloureux, révulsant. Car les scènes d’agressions escamotées par la mise en scène, ce sont avant tout les voix et parcours des deux jeunes victimes qui viennent hanter les spectateur·ices.
Et si, prisonniers du même labyrinthe, Brian et Neil ne suivaient finalement qu’un seul et unique fil ? L’on dirait tant mieux, car le labyrinthe est grand, trop grand, et la sortie minuscule. Mais elle existe, et il faudrait alors que Neil et Brian se hissent à la même hauteur pour la franchir. Dans une froide nuit d’hiver, peut-être, seulement peut-être, le rideau pourrait-il alors tomber, laissant ses acteurs brisés résister aux échos d’un rappel qui ne viendrait plus.