LITTÉRATURE

« Le Trou » – Alice au pays du soleil levant

© Mickaël Cunha pour Christian Bourgeois
© Mickaël Cunha pour Christian Bourgeois

Dans son roman à la lisière du réalisme magique, la japonaise Hiroko Oyamada plonge son personnage principal dans un trou. Une métaphore intéressante du monde du travail et de la place de chacun·e dans la société.

Lorsque son mari obtient une promotion, Asahi n’hésite pas longtemps avant de quitter son CDD pour le suivre. Même si leur future maison est à la campagne et se trouve être juste à côté de celle des beaux-parents de la jeune femme. Sans véhicule, Asahi, devenue femme au foyer, reste à la maison ou explore les environs à pieds. Un jour elle voit une étrange bête noire et décide de la suivre. C’est alors qu’elle tombe dans un trou. Après cet incident, la réalité sera subtilement tordue.

C’est donc ça la vie de « rêve » dont ma collègue parlait ? […] Je pensais que j’en aurais marre au bout d’une semaine, alors qu’en fait il n’a fallu qu’une journée. Ensuite chaque nouvelle journée est devenue aussi assommante que la précédente. […] Le temps s’écoule lentement, et pourtant les journées, les semaines défilent singulièrement vite.

Hiroko Oyamada, Le Trou

Pour déployer sa fable sur le monde du travail, Hiroko Oyamada choisit un récit aux frontières du réel et un format court. Dans la même lignée critique, la réalisatrice Chie Hayakawa proposait l’an dernier la dystopie Plan 75 . C’est la forme allégorique qui semble le mieux convenir aux artistes pour exprimer le malaise de la société nippone face au monde du travail. Inventer pour mieux comprendre ; imaginer pour mieux montrer. Avec ce deuxième roman, Hiroko Oyamada fait preuve d’une grande maîtrise et d’une grande finesse.

Une métaphore

Au début d’Alice au pays des merveilles (1865) la petite fille s’ennuie, allongée dans l’herbe aux côtés de sa sœur qui lit un livre. Alors que l’été commence, Alice est déjà lasse à la l’idée de cette longue période passée à ne rien faire. C’est alors que le fameux lapin blanc surgit, vêtu de son petit veston, sa montre à gousset en main, en retard, très en retard. Sans trop réfléchir, Alice le suit et tombe dans un trou. Commence un voyage au cœur du bizarre où les chenilles fument le narguilé et les flamands roses servent de maillets de croquet. Chez Lewis Carroll, tomber dans un trou revient donc à tomber dans un monde alternatif et étrange.

On ne peut s’empêcher de garder dans un coin de son esprit ce classique anglais à la lecture du Trou de Hiroko Oyamada. Il y est d’ailleurs fait clairement référence dans le roman, comme pour nous mettre sur cette piste si nous n’y étions pas déjà engagés nous-mêmes. À l’instar d’Alice, Asahi le personnage principal s’endort en déménageant : « mon mari a mis de la musique et je me suis endormie sans m’en rendre compte. Quand j’ouvre les yeux nous sommes déjà arrivés devant la demeure familiale ». Pour elle aussi l’été est là, portant son lot d’herbe touffue et de chant des cigales entêtant. Comme Alice encore, elle se lance à la poursuite de l’étrange créature noire (« peut-être une hallucination due à la chaleur ») puis tombe dans une sorte de terrier.

Les métaphores qui se déploient ensuite dans les deux romans diffèrent mais leur caractère étrange se rejoint. Pour Alice, passer par ce trou signifie grandir ; pour Asahi il signifie mourir ou plus simplement s’enterrer. Celle qui la sort du trou, sa voisine Mme Séra le dit clairement : « Ah quelle erreur, j’ai pensé à l’époque, où suis-je venue m’enterrer ». Elle souligne aussi ce que commence à penser Asahi, à savoir que « le temps libre c’est pénible non ? Les vacances pour existence ». Grâce à cette métaphore du trou, la romancière met en avant les paradoxes du monde moderne qui met le travail au centre.

Normes

Au début du roman, Asahi est seule. Son mari part très tôt le matin et rentre très tard. Lorsqu’il est à la maison il ne lève pas les yeux de son portable. Elle n’a pas vraiment d’amis, n’est pas spécialement en contact avec sa famille et préfère garder ses distances avec sa seule collègue proche. Elle n’a pas de perspectives : la hiérarchie entre CDD et CDI est très stricte et même si elle effectue le même travail il y a peu de chance qu’elle obtienne un CDI un jour. À la campagne, le grand-père est le seul qui ne travaille pas. Il s’occupe en arrosant les plantes toutes la journée. Il n’y a rien qu’elle puisse faire.

Le premier roman d’Hiroko Oyamada parlait déjà du monde du travail. L’Usine (2021), récit aux accents kafkaïens, mettait au cœur du texte l’aliénation au travail et la nécessité de gagner sa vie quitte à exercer des métiers absurdes. Le Trou fait en quelque sorte office de suite à ce premier roman. Que se passe-t-il lorsque l’on quitte le monde du travail ? Qu’est ce que cela implique lorsque l’on ne veut pas d’enfants ? Le travail ou l’ennui n’y a t-il aucune échappatoire ?

Le Trou est un roman à la fois court et efficace. Après s’être attaqué au monde du travail, Hiroko Oyamada s’intéresse à celles et ceux qui ne travaillent pas. Retraités, femmes aux foyers, hikikomori (personnes volontairement enfermées chez elles) elle balaie tout le spectre des non-actifs. Elle nous invite à décrypter la métaphore du trou et à nous interroger sur les normes sociales. Pour être heureux suffit-il de travailler et d’avoir des enfants ?

Le Trou de Hiroko Oyamada, traduit du japonais par Sylvain Chupin, Christian Bourgeois éditeur, 152 p., 20 euros

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