Présenté à la dernière Berlinale, Désordres est le nouveau film du cinéaste suisse Cyril Schäublin. Retour sur la joyeuse et discrète surprise de ce début de printemps.
En 1870, la petite ville de Saint-Imier en Suisse est organisée autour de l’usine de montres. Pierre Kropotkine, véritable géographe anarchiste, arrive dans le but de réaliser une nouvelle carte de la région. Il se lie d’amitié avec les anarchistes locales, pour la plupart ouvrières. Mais s’arrêter à ces faits de scénario serait donner une très mauvaise idée de ce qu’est le film. C’est avant tout une opération formelle de grande ampleur qui se joue dans Désordres.
Heures concurrentes
Dans un village suisse, en 1870, il n’existe pas d’horloge parlante et encore moins de smartphones. Aussi il y a quatre heures différentes dans la ville : celle de l’usine, celle de la mairie, celle de l’église, et celle de la poste. L’un des enjeux principaux du film est de savoir quelle heure il est, ou sur quelle heure s’aligner. D’abord, il faut noter le plaisir documentaire de voir cette situation, aujourd’hui difficilement imaginable, représentée. Quantité de complications en découlent, qui sont à l’origine de la discrète drôlerie du film.
Mais c’est aussi une question plus profonde, notamment lorsque la poste connaîtra des difficultés techniques, et que l’idée sera évoquée de l’aligner sur celle de l’usine. Les quatre heures différentes donnent un rapport relatif au temps, qui est aussi un enjeu politique. L’horloge de l’usine avance délibérément de huit minutes, dans une quête bien connue de l’efficacité marchande. À l’usine, les ouvrières sont très précisément surveillées et minutées. Des contremaîtres viennent régulièrement voir à quelle vitesse elles assemblent les mécanismes.
Décentriste indécent
Commence à se dégager ce qui est la ligne directrice du travail de Schaüblin ; le décentrage. Comme les horloges qui au début présentent des heures différentes, aucune langue – entre français, allemand ou russe – ne domine les autres dans le film. Mais c’est surtout son cadrage qui porte cette idée. Les personnages évoluent le plus souvent dans des plans qui ne sont pas cadrés sur eux. Le régime d’image ne s’adapte pas plus à l’expérience d’un personnage que d’un autre. De la même manière qu’il ne s’adapte pas plus à l’expérience humaine qu’à celle d’un arbre, qui volera le centre du cadre à un moment de dispute entre une ouvrière et un contremaître. Il n’est pas immédiatement évident de trouver qui parle dans le cadre.
D’ailleurs, le film est dur à résumer pour cette raison, puisque toute tentative finira par être mensongère. Pierre Kropotkine n’est pas le personnage principal du film. On oublie d’ailleurs parfois sa présence pendant plusieurs séquences, avant de le retrouver. Mais ce n’est pas non plus Joséphine, l’ouvrière, ni le directeur de l’usine. Schäublin filme le village, ses rapports de force, le travail des ouvrières ou les explorations de Kropotkine de la même manière, à égalité. Portrait d’une ville traversée par des enjeux clairs, et aussi d’une topographie montagnarde qui influence les comportements. Le rythme tranquille et le refus des poussées dramatiques documentent alors avec un grand réalisme les violences marchande et policière qui œuvrent en souterrain.
Tranquillité radicale
Il faut dire également ce que cette manière de filmer l’anarchisme a de subversif. Puisque Saint-Imier est présentée, dans beaucoup d’articles, comme une plaque tournante, à l’époque, de l’anarchisme européen. Il est donc facile de l’imaginer comme un repaire obscur de terroristes sanguinaires. Or c’est tout l’inverse qu’on voit dans Désordres, malgré des gestes proprement anarchiques, concrets mais aussi anti-spectaculaires. L’organisation d’une caisse d’assurance maladie pour les ouvrières par exemple, ou l’envoi d’argent en soutien d’ouvriers états-uniens. Tout ceci est filmé très tranquillement, dans l’apparente détente suisse. Ce qui rendra, par contraste, les différentes violences encore plus frappantes ; le renvoi des anarchistes, l’envoi en prison d’une ouvrière pour non-paiement des impôts.
À plusieurs reprises dans le film, les policiers, interdisent aux riverain·es d’accéder à certaines zones, parce qu’elles sont en train d’être photographiées. Ils diront alors : « On ne veut personne dans l’image ». C’est tout l’inverse qu’opère Schäublin ; en décentrant ses cadres et en s’éloignant de ses personnages, il laisse son film le dépasser et advenir des accidents à l’image. Du début au dernier plan, Schäblin refuse de dominer ses personnages, son sujet, la réalité qu’il filme et ses comédien·nes. Le résultat est un film singulier, qui plutôt que de simplement filmer des anarchistes, les filme anarchiquement.