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Rencontre avec Mathilde Saliou : « Les femmes perdent en liberté d’expression sur internet »

Mathilde Saliou
Mathilde Saliou © JF PAGA

La journaliste Mathilde Saliou signe avec Technoféminisme un premier essai sur les femmes effacées de l’histoire de la tech et les inégalités engendrées par le numérique.

Elle a grandit avec MSN et Les Sims, contacte ses sources via le réseau social Linkedin et fait sa veille d’actualité sur Twitter. Mathilde Saliou se présente dès les premières pages de son livre comme une journaliste de son époque. Dans sa vie comme dans son métier, le numérique est omniprésent. Et sur le web, constate-t-elle, les femmes sont inexistantes, comme effacées. Effacées par les algorithmes qui les défavorisent et la violence de militants masculinistes et autres incels très présents sur internet, qui les font taire à grands coups de campagnes de harcèlement. Voire parfois de passages à l’acte dans la vie bien réelle. Loin de s’appesantir, Mathilde Saliou propose surtout une histoire du numérique du point de vue des figures féminines qui l’ont traversé. Elle leur redonne de la visibilité. Ce faisant, elle incite les femmes à prendre de la place, leur place dans l’univers de la tech. Rencontre.

Comment la jeune femme que vous étiez a-t-elle apprivoisé internet dans les premiers temps ?

J’ai eu Myspace puis mon premier compte Facebook en 2007. J’étais en seconde et le réseau social venait d’exploser. J’écrivais sur des blogs, à propos de mes groupes ou de mes sons préférés. Globalement, je percevais internet comme un espace pour discuter avec les copains, découvrir tout et n’importe quoi, trainer en ligne, cultiver mon goût pour la musique. Je m’en souviens comme d’un lieu de liberté et de socialisation. Après le bac, en devenant une jeune femme, ma pratique est devenue plus professionnelle. J’ai eu mon premier ordinateur personnel, j’ai commencé à m’en servir pour mon métier.

Vous dénoncez l’invisibilité des femmes sur internet. Quand avez-vous compris que votre expérience du web n’était pas la même que celle d’un homme ?

Quand je suis entrée en école de journalisme, autour de 2015. Avant cela, Twitter et Facebook restaient des espaces de fun et d’échange. Et puis, dans mon métier, j’ai rapidement réalisé que les réseaux sociaux pouvaient devenir un outil de travail et surtout, que je laissais beaucoup de traces en ligne. J’ai commencé à me restreindre et à fermer mes réseaux. En 2018, j’ai rejoint un collectif de journalistes qui milite pour une plus juste représentation des femmes dans les médias et les rédactions. Déjà intéressée par la tech et le numérique, je découvre la réalité des effets de la cyberviolence. Je ne l’ai jamais vécu directement mais les témoignages de certaines de mes collègues m’ont profondément marquée. Depuis, je me suis formée aux bases de la cybersécurité. Ces bases, on devrait les enseigner à tout le monde.

Comment s’organise cette invisibilisation ?

Par le cyberharcèlement ! L’un des cas le plus marquant est celui de Nadia Daam. Pour avoir dénoncé, dans une chronique sur Europe 1, la toxicité des membres du forum 18-25, la journaliste a subi un harcèlement massif avec des appels aux meurtres, aux viols à son encontre et la diffusion de son adresse, ainsi que celle du collège de sa fille. Il lui arrive encore de subir des vagues de harcèlement aujourd’hui. Un autre cas notable est celui de l’actrice Amber Heard dont le procès contre Johnny Depp a entraîné une immense entreprise de désinformation sur internet, dans le seul but de la lyncher.

Avec cet effacement, que perdent les femmes  ?

Elles y perdent en liberté d’expression, c’est évident. Il y a des violences et aucun dispositif n’est suffisant pour les bloquer et les contrecarrer. Il n’y a pas suffisamment de moyens pour porter plainte. Donc il y a une forme d’autocensure qui s’installe chez les femmes. Le désagrément pour celles qui ne le font pas, c’est qu’elles se prennent tout dans la figure. Au bout du compte, certains ont le droit de prendre toute la place, d’être violents et de s’exprimer. Pendant ce temps, les femmes se restreignent et réfléchissent à deux fois avant de le faire. Pourtant, les réseaux sociaux se positionnent toujours en grands défenseurs de la liberté d’expression. Il suffit de prendre l’exemple d’Elon Musk, qui a promis une modération minime en rachetant Twitter. Ce que lui, comme les autres fondateurs des réseaux sociaux ne veulent pas voir, c’est que la violence qu’ils permettent fait taire d’autres personnes. Ceux et celles qui n’ont déjà pas accès aux espaces de paroles habituellement. C’est ce que j’appelle, dans le livre, l’a-neutralité ou neutrasculinité.

Pour lutter contre cette invisibilisation, le cyberféminisme et le technoféminisme peuvent être une solution. Quels sont ces deux courants ?

Le cyberféminisme est cantonné aux années 80-90. Les femmes qui s’emparent d’internet à ce moment là le perçoive comme un espace à conquérir et à explorer. Il y a pleins de déclarations et de textes qui sont diffusés par les militantes et militants comme la déclaration d’indépendance du cyberespace (1996) du poète John Perry Barlow. Les premières mouvances féministes sur le numérique poussent pour que les femmes soient sur internet et en fassent un espace moins inégalitaire que le monde réel. Le technoféminisme est plus actuel. C’est un courant de recherches, avec ses grandes figures comme la sociologue Judy Wajcman, qui étudie la nature genrée de la technologie.

Comment les femmes pourraient-elles reprendre le pouvoir sur internet ?

Les femmes doivent comprendre qu’elles peuvent aussi être des geeks. Elles le sont à partir du moment où elles se servent des réseaux sociaux, en ont une pratique qui leur permet de comprendre leurs mécanismes, d’en percevoir la culture. Elles sont tout aussi légitimes à se revendiquer comme des spécialistes de la question.

Pourquoi cette prise de conscience est-elle nécessaire ?

Parce que tant que nous ne participons pas à la fabrication du numérique, nous laissons cet espace aux hommes. Par exemple, sur les questions d’intelligence artificielle. Nous réalisons peu à peu que l’encodage de cette technologie s’accompagne souvent d’autant de biais, sexistes et racistes, que ceux qui existent déjà dans la société. Il est donc nécessaire d’avoir des femmes pour coder ces nouvelles technologies. C’est très important, pour éviter un « backlash technologique » [retour de bâton, NDLR]. J’entends par là, pour éviter un effacement encore plus important des femmes dans cet univers.

Pensez-vous qu’une mémoire féministe d’internet existe et se transmet déjà entre les générations   ?

Les mouvements féministes n’ont pas encore assez conscience de leur évolution sur internet. Il faut que ces mouvements s’interrogent davantage sur les outils numériques qu’ils utilisent pour mener leurs actions et qu’ils comprennent que ceux-ci ne sont pas neutres. Des chercheuses commencent à se spécialiser sur ces thématiques, c’est bien de les lire. Je recommande absolument le mémoire de Lucy Halliday, Histoire de l’Internet féministe (1996-2015) : première approche socio-historique. Il m’a été d’une grande aide pour l’écriture de ce livre et il offre un premier aperçu de cette mémoire féministe d’internet, qu’il reste à bâtir.

Technoféminisme, de Mathilde Saliou, édition Grasset, 22 euros.

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