Sélectionné à l’ACID 2022, le premier film de Fanny Molins, Atlantic Bar, est sorti en salles ce mercredi 22 mars. Il immerge dans un troquet arlésien comme dans un théâtre, où la vie éclot des récits individuels des habitué·e·s. La disparition prochaine du lieu en fait un bastion pour lequel Nathalie, actrice principale, et son entourage tentent de lutter malgré les paradoxes. Rencontre avec une réalisatrice-née.
Tu avais déjà une approche documentaire dans ta pratique photographique, comment cette œuvre filmique est née ? Tu n’avais jamais réalisé avant ?
Je suis autodidacte du cinéma et aussi de la photo. Ma pratique de la photo est suivie mais pas professionnelle. Je fais beaucoup de photos de rue initialement. Et ça faisait très longtemps que je voulais m’immerger dans un bar, je ne savais pas trop pourquoi. J’avais un attrait pour les bars, presque magnétique. Comme beaucoup d’étudiants, j’en avais fréquenté, j’y avais bossé. Et je pense que j’avais une petite nostalgie par anticipation de la potentielle disparition de ce lieu un petit peu pittoresque. Ça faisait donc longtemps que je voulais sortir de la rue pour aller dans ces endroits clos. Je me suis mise à les shooter de très près là où je me plaçais plus loin avec la street photo. Je voulais les enlever un peu de leur environnement.
Et en faisant ça, en m’approchant au plus près des corps, des humains, de leurs dynamiques, je suis vraiment rentrée dans le bar. Ça demande un peu de patience, tu ne peux pas arriver et shooter des gens très rapidement. J’ai dû les apprivoiser et ça s’est fait progressivement. De fil en aiguille, j’ai eu cette envie de raconter leurs histoires individuelles après avoir photographié leur corps, et j’ai eu envie de montrer leur mouvement. C’est de là que l’idée d’un film est venue par cette envie de raconter des récits d’individus invisibilités qu’on regarde comme des corps. On les appelle « piliers de bar ». C’ est un élément d’architecture et du mobilier. J’avais envie de montrer le mouvement et la vitalité.
Ça a directement été ce bar, l’Atlantic bar ou est-ce qu’avant tu as commencé à filmer d’autre protagonistes dans d’autres bars ?
Directement celui-ci. Je suis Lilloise, initialement, je voulais le faire dans le Nord, mais j’ai fait un atelier dans le cadre des Rencontres de la photo à Arles. J’avais un grand classeur avec tous les numéros donc j’ai appelé plusieurs bars, mais eux n’avaient pas répondu. Ils n’avaient pas payé leurs factures de téléphone donc j’y suis allée en physique.
Ça a pris du temps pour les apprivoiser et sortir ta caméra ?
Oui. Ils ont quelque chose de très abordable puisque c’est dans le Sud, il y a une certaine chaleur. C’est très performatif. Ils sont dans l’exercice de la gouaille et du bon mot. Et en même temps, pour rentrer dans l’intime des gens, il faut les travailler et ça a été le challenge, car j’avais affaire à des acteurs, des metteurs en scène. Tous les bars sont des petits théâtres, des microsociétés. Et comme dans toutes les sociétés, il y a des dynamiques. Chacun joue son petit rôle tranquillement. Nathalie est juchée sur son tabouret ou sur son estrade. Elle appelle les gens quand ils rentrent dans le bar. C’est une metteuse en scène et, en même temps, l’actrice principale. Et puis chacun se crée son archétype. Il y a Claude le poète, Gilbert le tonton flingueur. Ça m’intéressait. Mais le challenge, c’était d’aller plus loin, de dépasser ces archétypes et de montrer les dimensions des personnalités de chacun à travers leur vie, leurs récits.
C’est amusant que tu parles de théâtre. Car justement, c’est frappant à quel point Nathalie est une actrice quand elle est dans le théâtre du bar et quand elle monte dans l’appartement au-dessus, elle est dans les coulisses, et montre une autre facette plus intime.
On a vraiment voulu signifier cette architecture verticale du film au montage et surtout au son. Le bar comme théâtre est pour Nathalie presque de l’ordre de l’arène. Elle y va comme on va au combat. Elle lutte contre deux choses : la disparition de son bar et son addiction. Et là-haut, il y a les loges où, elle qui est un réceptacle à la vulnérabilité de tous en bas, peut se confier à la caméra et à Jean-Jacques. C’est son exutoire à elle. Et dans le montage son, on a essayé d’emmener beaucoup de sons de la rue en bas. On voulait montrer que c’était un bar ouvert sur la rue et qui était accessible à tous, ce qui était la réalité. Nathalie entend tout et à un moment elle dit qu’elle n’en peut plus. Nathalie n’est jamais tranquille, elle vit au-dessus de son bar donc elle est sans arrêt confrontée à des luttes internes et externes. On a voulu le montrer au son pour que quand elle en parle, on se dit que les bruits de bars sont très présents et que ça doit être insupportable.
On a le sentiment que sa seule vraie respiration, là où elle est en paix, c’est l’une des seules séquences filmées en extérieur, la journée de pêche.
Oui, d’ailleurs, on a eu envie de la ramener par deux fois à l’extérieur. Quand elle est à l’anniversaire de son fils et qu’elle est un petit peu ivre, il y a un moment de flottement. C’ est marrant, parce que c’est sûr qu’elle joue avec la caméra à ce moment-là et en même temps, elle est ivre, donc il y a une part d’inconscient. Et il y avait cette scène magnifique de flottement où on la regarde regarder à l’extérieur du bar et on se demande à quoi elle rêve… Et étant donné que dans la scène de pêche elle avait parlé de son rêve d’avoir une maison au bord de l’eau, on l’a emmené via cette scène un peu métaphorique sur l’eau avec ces mouettes qui volent au-dessus des vagues.
Avec Rémi Langlade mon monteur, on se racontait quelque chose de métaphorique avec ces mouettes, on se disait qu’elles volent au-dessus des vagues et elle ne peuvent pas s’y poser puisque c’est mouvant. Elles doivent constamment continuer à voler et on a fait le parallèle avec leur vie à eux, des gens précaires, des gens qui n’ont pas de filets. C’est une vie qui est sans cesse empêchée, bouleversée, agressée. Dans cette scène-là, il y a la mer, les mouettes, cette belle musique et il y a une mouette qui prend la tangente et qui s’en va, qui sort du cadre, et là, on s’est dit à ce moment-là, c’est Nathalie dans cette soirée, elle se casse dans sa tête. Elle s’évade. Il y a aussi la scène avec les chevaux. Elle est heureuse quand elle est dehors. Le film est fait en huis clos aussi pour montrer l’oppression et la claustrophobie qu’elle peut ressentir.
Justement, il y a beaucoup de dualités dans le film. Entre les rêves des uns et la réalité. Le bar comme lieu de vie mais aussi de mort en raison de l’alcoolisme induit. L’intime des confidences et l’universel car nous sommes toutes concerné·e·s. Les drames vécus et l’intensité des moments de joie partagé. On est sur un fil qui passe d’un extrême à l’autre.
C’était conscient au montage. Avec mon monteur, on a appelé ça pour rigoler : l’esthétique de la violence. À chaque fois qu’il y avait une scène où on se reposait, il y avait une scène qui venait nous bousculer. Et inversement, quand on était trop secoué, il y avait une scène qui venait nous calmer. On avait vraiment envie de cette construction de récit qui n’épousait pas les formes de narration plus linéaires. On avait envie d’imiter la vie dans ce sens-là. Une bonne nouvelle remplace une mauvaise nouvelle ad vitam æternam. Et on voulait montrer la vie en racontant les cycles de l’alcoolisme, de ces addictions où l’on va se mentir puis craquer, culpabiliser, se re-mentir à soi-même et re-craquer. On a essayé de le montrer au montage avec Nathalie qui, dans des scènes d’entretien, dit qu’elle en sort et la scène d’après elle a bu et la suivante, elle n’en parle pas. C’est ça la réalité des addictions pour les proches. Le lendemain, il y a un mutisme sur ce qui s’est passé de la part du malade. Mais aussi de la part de l’entourage qui ne veut pas remettre la victime dans un état de vulnérabilité qui pourrait l’amener à retomber.
Donc oui, c’est une narration toujours sur un fil parce que finalement, c’est leur vie. Ce sont des funambules qui essaient toujours de ne pas tomber. D’ailleurs, ça devait être un titre : Les Funambules. Mais après, on s’est dit que ça allait un peu loin et que c’était moi qui m’étais raconté des trucs dans ma tête. Et il y a aussi cette ambiguïté chez Nathalie qui est de lutter pour conserver son bar qui en même temps la tue. Elle n’en peut plus très honnêtement mais elle doit le garder. Déjà financièrement, il n’y a pas le choix. Et psychologiquement, en tant qu’actrice principale, elle a besoin des gens. C’est difficile de se retrouver seule du jour au lendemain. L’importance politique est plus du côté de Jean-Jacques. Elle a une colère politique moins conscientisée. Symboliquement, il y a cette envie de lutter pour garder le bar. On voulait ne pas être complaisant. Évidemment que c’est un lieu très important, de vie, dans l’espace public. Mais ça reste un endroit dans lequel il y a des souffrances, des maladies, de l’addiction…
Cette réalité de la disparition du bar, elle est venue chambouler ton projet de film sur le tournage, non ?
Cette nouvelle est tombée le deuxième jour de notre arrivée sur le tournage. Très rapidement, on s’est dit que c’était une force qui allait créer un socle sur lequel s’appuyer. C’est une nouvelle tragique, mais qui crée de la dramaturgie pour le film. Et finalement ça a mis en exergue toutes les thématiques que je voulais aborder : l’importance de ces lieux dans l’espace public, l’alcoolisme. Quand on est arrivé·e·s, Nathalie était sobre. Cette nouvelle l’a faite replonger. En face de nous, s’est joué sur une temporalité très ramassée, des hauts et des bas, plusieurs cycles de sa maladie. Mais aussi le fait d’être ensemble, la tendresse qui a été aussi fortement ressentie. Quand on interrogeait les habitués, Jean-Jacques et Nathalie sur leur intimité, la potentielle disparition du bar les faisaient eux-mêmes se poser des questions : pourquoi je suis arrivé là ? Qu’est-ce que j’y trouve ? Qu’est-ce que je vais y perdre ? Tous ces thèmes ont été renforcés avec une envergure de la dimension politique et un nouveau thème, celui de la gentrification qui n’était pas dans le dossier. Il pouvait y être en creux, mais pas aussi prenant et là, c’était impossible de l’ignorer.
Ta mise en scène m’a beaucoup marquée, j’avais le sentiment que tu faisais corps avec la caméra. C’est-à-dire que pour les spectateur·rice·s, ta présence est signifiée par quelques adresses. Pourtant tu es vraiment à l’intérieur de chaque action, et c’est assez troublant, ça renforce aussi la temporalité qui ressemble à une très longue journée.
On a tourné sur deux semaines et demie et on a voulu sortir d’une narration chronologique jour/nuit parce que cela ne faisait pas sens. On a envisagé le bar comme un état, ça, c’était intéressant. Il y avait la volonté de se faire témoin d’un moment dans la vie de ce lieu, d’une ville. J’ai voulu raconter ce moment-là en en racontant toutes les sensations, les émotions, mais sans vraiment ajouter trop de contours et de contextes pour ne pas nous faire sortir de l’émotion. Finalement, rentrer dans un bar et être dans un bar, c’est ça, c’est mettre tous les contextes de nos vies à la porte et être dans le bar à 100 % avec des gens et dialoguer… Et on voulait vraiment faire ressentir ce que ça faisait.
Tu as envie de continuer à réaliser des films ?
J’ai une idée de documentaire, mais ça va être aussi sur le long cours. Je vais commencer à faire mes recherches et à interroger les gens, mais avant, je vais m’atteler à la fiction. J’ai envie d’écrire.