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Rencontre avec Fakear – « Je ne m’inspire pas du voyage, mais de ce qu’il provoque dans mon imaginaire »

Crédits Lucie Bascoul

Dix ans après s’être imposé sur la scène électronique française, c’est sur des sonorités voguant entre samples de musiques ethniques et percussions tribales que Fakear signe son retour avec Talisman, son cinquième album.

Paru ce 24 février chez Nowadays Records, le dernier album de l’artiste caennais est empli de spontanéité. Avec ce nouveau projet, Fakear retrouve Théo, et Théo réinvente, enfin, Fakear. Envoûtant, déconcertant, gorgé de références musicales allant de William Orbit à Brian Eno, Talisman est une invitation à la découverte d’un monde pluriel, évoluant entre world music, tropical house et électro planante, au rythme d’un downtempo continu. Annoncé par les titres « Moonlight Moves » et « Altar », ce nouvel album de Fakear renoue avec une sensibilité certaine. Après EWGA (Everything Will Grow Again, 2021), un album-virage beaucoup plus sombre inscrit dans un post-dubstep, Fakear opère un retour aux sources.

Fakear, c’est une forme de double musical  ?

Oui, en fait, tout ce retour à Théo (prénom civil de Fakear, ndlr) vient du fait que pendant longtemps, j’ai eu du mal à m’approprier l’identité de Fakear. Je me comparais beaucoup aux autres artistes que j’aimais bien, je complexais sur la simplicité de ma musique, sur ce qui faisait son essence, alors que maintenant, ça y est. Ça s’est décoincé avec l’âge et la trentaine qui arrive, je commence à moins me prendre la tête, à faire mon truc, à être à l’aise avec mon identité.

C’est ce qui se passe musicalement avec Fakear, j’ai pris beaucoup de plaisir à refaire des choses très simples, très spontanées, sans me comparer, c’était très libérateur. Fakear c’est une facette de Théo ; je canalise une certaine énergie, une certaine intention dans le projet Fakear, et maintenant que je connais les codes et que je suis à l’aise avec, il y a quelque chose qui se déploie très naturellement, qui se rapproche beaucoup plus de qui je suis, et de qui j’ai envie d’être musicalement.

Quelles ont été les phases de création de Talisman  ?

Si on part de la genèse du projet, tout commence après après EWGA (Everything Will Grow Again, avant-dernier album de Fakear, sorti en 2020, ndlr). Je suis vraiment parti dans une vibe plus électronique, plus club, plus expérimentale. Je voulais creuser là-dedans, encore une fois toujours avec cette idée au fond de vouloir me comparer aux autres, je me tordais beaucoup.

Puis le Covid est arrivé, j’ai complètement arrêté de faire des concerts, il n’y avait plus du tout cette dimension de live et de partage qui était super importante pour moi. La situation m’a amené à faire un album très dark, de techno sombre, très technique, avec peu d’émotion dedans. Je pensais que c’était un projet qui me mettrait en paix avec toutes ces comparaisons. Je suis allé très loin dans le côté technique, je crois que maintenant je n’ai plus rien à envier à personne, et je suis satisfait de cette performance-là. À la fin de cet album de techno « triste », j’étais pas bien, j’étais pas mieux. J’ai réalisé en le faisant que je m’étais tordu à fond, alors qu’en réalité j’avais envie de revenir à des choses simples, joyeuses, des choses plus « Fakear ».  

L’entourage a beaucoup joué aussi, parce que je suis parti de mon contrat avec Universal que j’avais depuis 5 ans. Les trois albums d’avant (Animal, 2016, Vegetal, 2016 et All Glows, 2018) étaient faits avec eux, il y avait tout un truc de grosse machinerie. Quand tu es chez Universal, tu es moins suivi, moins accompagné, tu es laissé un peu dans ton coin. Là d’un coup ça s’arrêtait, et je suis retourné chez Nowadays Records, qui était mon label d’avant, c’était comme ma famille. Ils m’ont récupéré dans cet état de remise en question, de comparaison, pas sûr de moi, et ils me disaient : « Mais t’hallucines, ce que tu tiens avec Fakear c’est ça, on te connaît par cœur, on sait ce que tu es, et tu dégages pas un album de techno triste. Tu dégages un album de musique sympa, joyeuse ». Ils ont vu le conflit que j’avais avec l’identité Fakear et ils m’ont dit : « Il faut que tu résolves ça, t’es pas dans une position saine par rapport à ton projet, et à comment tu veux avancer ». Ça a résonné, j’ai beaucoup bossé là-dessus et j’ai fait la paix avec Fakear.

Quand j’ai commencé à écrire Talisman, je m’amusais à nouveau, à faire des choses très simples, un peu comme avant, avec les petites voix, tout en étant beaucoup plus fort en termes de technique grâce à cet album bizarre, EWGA. Donc techniquement j’avais beaucoup progressé, et en même temps j’étais à nouveau spontané et enfantin. Il y a des choses que j’ai repuisées dans des morceaux que j’avais laissés un peu pour compte, d’un seul coup c’était comme si je n’avais plus du tout honte de quoi que ce soit que j’avais pu créer avant.

C’est bizarre, parce qu’il y a une histoire de zoom : quand au départ ton projet est très jeune, une petite période te paraît cruciale et déterminante. Alors qu’en fait, quand ça fait dix ans que tu fais de la musique, six mois ça ne représente plus grand-chose. Au final entre mon premier et mon deuxième album, y’a pas une grande différence, alors que quand je l’ai fait je me disais qu’ils étaient super éloignés. Donc plus tu dézoomes et plus tu te rends compte de la continuité, que c’est le même fil que tu tends.

Et puis tu le vois avec des artistes que tu apprécies, entre deux albums d’artistes qui sont là depuis des années, comme Rone par exemple. Il a sorti Bye Bye Macadam en 2012, en tant qu’artiste tu te dis que c’est super loin, mais en tant que consommateur pas du tout, c’est Rone. Considérer ça pour Fakear, se dire que les gens écoutent aussi bien les premiers EPs sortis en 2012 que le dernier album qui vient de sortir, ça m’a fait visualiser l’intégralité de tout ce que j’ai fait, en me disant : c’est la même chose, c’est moi, j’ai pas changé tant que ça, c’est ça Fakear et c’est cette continuité qui est chouette. Talisman c’est la conclusion de toute cette réflexion, c’est un retour aux sources qui consiste à regarder en arrière avec bienveillance, c’est la grande différence avec avant.

J’ai tout un ensemble de symboliques occidentales qui sont associées à un pays, et c’est ce qui ouvre les portes dans mon imaginaire.

Et qu’en est-il de tes inspirations  ? Elles semblent assez similaires à celles que tu avais lorsque tu as sorti Animal et Vegetal.

Oui complètement, en fait je me suis ré-inspiré de cette énergie-là et j’ai laissé les choses arriver vraiment naturellement en écrivant des morceaux. Par exemple, le morceau « Altar », c’est du Fakear pur et dur, je ne me suis pas du tout dit qu’il fallait que ça ressemble à quoi que ce soit. Quand il est sorti, il y a vraiment eu un délire de connexion avec le public, c’est un morceau que les gens ont identifié comme étant vraiment du Fakear.

En faisant cette musique-là, j’ai réalisé que ça rendait tout le monde content, moi y compris, alors que plus je me prenais la tête, plus les gens étaient loin de l’émotion que je voulais donner. Plus je posais une intention énorme sur le morceau que je sortais, plus les gens comprenaient complètement autre chose… alors que quand tu n’as pas d’attente, les gens comprennent ce qu’ils veulent, et c’est cool. Moi je suis en phase avec mon projet, et les gens aiment.

Est-ce qu’il y a un lien qui relie Talisman, Animal et Vegetal  ? Comme une sorte de triptyque  ?

Carrément, je le vois comme ça, je le conçois comme ça, parce que je croise les inspirations. J’ai l’impression de reprendre cette manière de faire, parce qu’Animal et Vegetal, surtout Vegetal, c’est deux opus qui ont été faits de manière super spontanée, sans avoir d’aspiration du tout, d’objectif ou d’ambition. C’était un truc qui sortait de moi, et puis d’un coup, c’étaient des albums. Alors que pour les albums d’après, je me disais que je voulais maîtriser, cibler une certaine population, il y avait une stratégie derrière ma musique en fait.

Qui est-ce que tu cherchais à cibler  ?

Ça a changé au fur et à mesure des années. En 2018 avec All Glows, je cherchais à cibler une population qui écoute aussi un peu Odesza, Flume, toute cette électro très grand large. Finalement je l’ai un peu sorti au mauvais moment, parce qu’en France plus personne n’écoutait ça, tout le monde s’était mis au hip-hop.

Les gens qui écoutaient Fakear étaient un peu déboussolés, parce que j’élargissais un peu mon propos, mais je n’ai pas forcément eu de nouveaux fans en France. C’est un album qui a bien marché aux États-Unis, mais voir qu’il n’a pas marché comme je l’imaginais ça m’a fait me dire que je m’étais perdu, que j’avais fait toute une stratégie qui n’a pas porté ses fruits. En réaction à ça, j’ai sorti l’album suivant (EWGA) dans mon coin, sans aucune stratégie, en me disant que je le faisais pour moi. Qu’après All Glows qui était plus pop, j’avais envie d’être pris au sérieux. EWGA est sorti, puis après c’était le confinement. C’est un album bizarre, parce qu’il n’a pas vécu comme un album normal, je n’ai pas fait de concert ni rien.

Mais là oui, c’est la première fois que je refais un album sans me poser de questions comme ça, sans me dire que j’allais cibler telle ou telle personne. J’avais aucune catégorie dans laquelle ranger ce nouvel album, et tant mieux, parce que ça m’a vraiment fait du bien.

Le mot « talisman » se rapporte à quelque chose de très ésotérique, très spirituel et symbolique.  Qu’est-ce que ça veut dire pour toi, dans ta manière de créer ta musique et de voir le monde  ?

Je suis assez spirituel, énergie et tout ça, j’ai fait un crochet par là quand j’en avais besoin dans ma vie personnelle pour m’aider à résoudre certains nœuds, certaines situations. J’en suis revenu, sans être devenu cartésien non plus, mais je laisse la porte ouverte à l’idée que les énergies puissent driver des trucs qu’on ne maîtrise pas.

Mais pour moi ces énergies sont des choses qui sont totalement indépendantes de notre conscience, de notre volonté. Toi tu peux juste percevoir ce genre de flux, y être sensible, et c’est tout. Talisman, dans l’ensemble, c’est du minéral avec de la magie dedans. Le triptyque aurait voulu que le titre du troisième ce soit « minéral », mais je ne voulais pas quelque chose de seulement minéral, scientifique et froid, je voulais rajouter ce truc de magie dedans. On ne maîtrise pas tout, et les talismans ça marche, si t’y crois ça fonctionne à fond. Pas parce que l’objet est spécial ou magique, mais parce que toi tu l’as rendu spécial. Voilà, je crois que j’aimerais bien que cet album devienne un talisman en fait.

Si on me considère comme un artiste engagé, ça ne me pose plus du tout problème.

Quel est ton rapport à tes samples, à cette musique world wild qui vient d’un peu partout  ?

Je ne vais pas chercher les sons par zones géographiques, je vais pas vraiment m’intéresser à la culture d’où provient le son que j’utilise. Ça peut paraître naze, mais c’est juste que ça trigger mes idées, mon imagination, et c’est ça qui va me servir d’inspiration. Je ne m’inspire pas du voyage, je m’inspire de ce qu’il provoque dans mon imaginaire, contrairement à un mec comme Thylacine par exemple, qui va produire par, pendant, et dans le voyage. C’est un canal, lui se met dans ces positions-là parce que ça l’inspire, alors que moi en voyage je suis incapable de composer, j’ai besoin de rentrer chez moi et de canaliser cette énergie que j’ai ressentie pendant le voyage, d’en faire une sorte de pâte dans ma tête pour recracher quelque chose qui va être mêlé de mon expérience de la vie, du voyage, de la BD que je lis en ce moment, du jeu vidéo auquel je joue…

Si je me renseigne trop sur l’histoire et la tradition de ces sons, ça me sort de cet imaginaire. Par exemple, mon premier EP, Morning in Japan, était inspiré globalement par le Japon, par ce qu’il générait comme imaginaire dans mon esprit. Je n’étais jamais allé là-bas avant de faire ce projet, alors que quand j’ai fini par y aller en 2015, j’ai fait l’EP qui s’appelle Asakua et qui n’est pas du tout le même genre de musique. Parce que ce que j’ai vu du Japon était complètement différent de ce que j’imaginais, et que mon imaginaire est décorrélé de la réalité. Et ça me fait ça à chaque fois. Maintenant j’ai vraiment appris à dompter ce truc, en me disant que je suis inspiré par des endroits imaginaires, que cette inspiration correspond à une vision très occidentale et j’ai bien conscience que si j’y vais, ce n’est pas comme ça que ça va se passer. Moi je restitue juste un imaginaire teinté de ça. J’ai tout un ensemble de symboliques occidentales qui sont associées à un pays, et c’est ce qui ouvre les portes dans mon imaginaire.

Comment en es-tu arrivé à faire « Odyssea » en featuring avec Camille Étienne, qui est militante écologiste et membre du duo Avant L’Orage ?

Camille c’est une amie, elle m’a un peu fait assumer mon point de vue politique sur l’écologie à travers mon projet, chose que je ne faisais pas avant. Je pense que j’avais trop peur que ça prenne le pas sur la musique que je faisais. Généralement, les médias ont tendance, une fois que tu es engagé dans un combat, à en faire ton genre de musique, de la musique engagée.

Par exemple, Tryo, ils font du reggae un peu festif, un peu ska, c’est très riche, mais on ne va jamais dire ça de Tryo. On va dire « Ils font de la musique engagée », parce que le message est plus fort que la musique qu’ils font, et moi j’avais vraiment peur de ça. Alors qu’en voyant Camille et la manière dont elle incarnait son combat, j’ai vraiment été inspiré et j’ai fini par assumer l’envie de mener ce combat-là. Maintenant, j’y vais vraiment à fond et si on me considère comme un artiste engagé, ça ne me pose plus du tout problème.

Tu voudrais partager l’une de tes dernières découvertes artistiques  ?

Je suis très proche des gens du label Nowadays, je suis énormément les artistes qui en émergent, comme FORM, le trio qui va jouer en première partie de mes concerts à Paris. C’est vraiment trois mecs géniaux, ils sont très connectés avec La Chica aussi. Je suis toujours un grand fan de Bonobo, mais sinon je ne suis pas très assidu sur ce qui sort en ce moment, j’ai du mal à me retrouver dans ces univers émergents. Dans tout ce qui est radiophonique en France il y a vraiment une vibe qui ne me parle pas.

Par contre, j’ai découvert Sign Libra, je crois qu’elle est russe, j’adore ce qu’elle fait ! Je lui ai même envoyé un message, elle l’a jamais vu (rires). C’est hyper étrange, et ça me parle, parce que t’as l’impression de te balader dans une espèce de forêt super bizarre, fluo, alien, c’est clairement un univers dans lequel je pourrais me promener aussi.

Fakear reprend la route et lance le début de sa tournée 2023 le 3 mars prochain au Cargö, dans sa ville natale à Caen.
Il passera également par le Trianon à Paris le 8 Mars (sold-out) puis partout en France et en Europe. 

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