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Rencontre avec Awir Leon : « Je ne pense jamais en termes de genre quand je crée mes morceaux »

Awir Léon

Pour la sortie de son troisième LP Love You, Drink Water le 24 mars, Awir revient sur l’identité sonore unique de ses projets, à l’expression introspective, émouvante et authentique. 

Voilà maintenant dix ans qu’Awir Leon et son electronica ample voguent dans le paysage musical. Sur trois premiers EPs puis deux albums, Giants et Man Zoo, il explore, crée des rythmiques électroniques aux airs de dance music qui se réinventent, avant de continuer à se déployer au delà des frontières d’une soul poignante et mélancolique. Auteur, chanteur, compositeur et producteur, Awir Leon est avant tout un danseur professionnel ; après avoir travaillé aux côtés d’Emanuel Gat et de Marie-Claude Pietragalla, il attire l’attention de Woodkid, qui l’a invité à ouvrir tous les spectacles de sa dernière tournée. Il collabore également avec différents chorégraphes en tant que compositeur, dont Amala Dianor, qui a imaginé une performance en écho avec Love You, Drink Water. Cette collaboration, enrichie et prolongée par la création vidéo du plasticien Grégoire Korganow, sera à découvrir lors d’un concert chorégraphique d’Awir Leon, en juillet prochain.

Pourquoi avoir choisi Awir Leon pour nom de scène ?

Leon c’est mon deuxième prénom, c’est aussi celui de mon grand-père. Quand j’ai commencé mon projet solo, je m’appelais seulement Leon. Le problème c’est que ce n’est pas très googleable (rires), c’était super dur à trouver, donc j’ai cherché un mot à ajouter. J’ai un pote qui vient du Pays de Galles et qui parle gallois. J’adore cette langue, du coup je lui ai demandé de me donner des mots, comme ça, pour voir. Dans la liste qu’il m’a faite il y avait awir, qui veut dire ciel, ou air. Mais c’était surtout pour la sonorité que j’ai décidé de l’ajouter à mon nom de scène.

La sonorité compte plus que le poids des mots dans tes morceaux  ?

Ouais, carrément, c’est ce qui me fait le plus tripper dans le fait d’écrire des paroles. Ce sont les sonorités, ce qu’elles renvoient musicalement qui compte, plus que ce qui relève nécessairement du sens. Il y a du sens dans ce que je dis mais c’est la sonorité qui prime.

Tu as un parcours très éclectique : tu danses, tu as fait partie d’un groupe qui s’appelle Unno, maintenant tu as ton projet solo… Tu peux me raconter comment tout ça s’est articulé  ?

À la base, ce qui me passionnait, c’était la musique. En parallèle, j’avais la chance d’avoir une mère qui était prof de danse dans le Nord, où j’habitais. J’y ai beaucoup été exposé depuis tout petit, mais je n’y allais pas. Je ne commençais jamais, parce que ce n’était pas facile en tant que mec de se mettre à danser. D’autant plus que l’école de danse était au milieu du quartier où j’ai grandi, donc t’as pas forcément envie d’être vu dans un cours de danse en tant que garçon.

Et à 16 ans j’en avais trop envie. J’avais sûrement assez de courage pour m’en foutre de ce que les gens pourraient penser, donc j’ai commencé. Ça a été super vite en fait, j’ai commencé à danser à 16 ans, et à 19 ans j’ai trouvé mon premier taff en tant que danseur avec Marie-Claude Pietragalla. Il y avait une audition, je ne me suis jamais dit que je pourrais la réussir, mais je l’ai eue ! Donc je suis parti. J’ai travaillé avec Pietra pendant cinq ans, puis avec Emmanuel Gat, un chorégraphe, pendant neuf ans. Pendant toute cette période, je continuais à faire de la musique sur le côté, c’était toujours ma première passion.

Unno s’est formé pendant que je bossais avec Emmanuel Gat. On a fait plusieurs EP et un album. On était trois : J. Kid, Abraham (Tismé) et moi. On était tous les trois beatmakers, on s’est rencontrés dans des beatmakers contests qui se déroulaient à l’époque à Paris. Ça se passait un peu partout, je me rappelle d’un gros beatmakers contest à la Gaîté lyrique. C’était un petit milieu, et on s’est rendus compte qu’on avait tous les trois des influences solides dans le hip-hop. C’est comme ça qu’on a connecté. On a fait un premier projet à deux avec J-Kid et ensuite Abraham nous a rejoints : c’est devenu Unno.

Il y avait tellement d’influences dans ce projet ! Quand tu combines nos influences à tous les trois c’était énorme, super riche. Je tournais encore en temps que danseur pendant le projet Unno. Je n’étais pas souvent avec les gars, mais comme j’avais envie de faire de la musique, j’en faisais beaucoup de mon côté, tout seul.

Au bout d’un moment, j’ai commencé à avoir beaucoup d’instrumentaux qui étaient là et qui ne servaient à rien. J’ai décidé de les sortir sous le nom d’Awir Leon. Les deux premiers projets étaient composés uniquement d’instrumentaux. J’ai commencé à chanter sur le troisième, MMFT (Metal Monket Fire Tiger). C’est à partir de ce projet qu’Awir Leon est vraiment né. Avant, c’était surtout dans le but d’entreposer mes sons, alors avec qu’avec MMFT je me suis rendu compte que j’avais vraiment un truc à dire aussi tout seul. C’est ce qui m’a poussé à développer et à sortir ce premier album. Cette année ou l‘année prochaine d’ailleurs, il va y avoir un premier self project complètement électro. Je fais beaucoup de compositions uniquement électro pour des bandes sons de spectacles de danse, mais je n’en ai encore jamais vraiment fait pour Awir.

Je voudrais revenir sur ce que tu disais sur la danse, la manière dont tu percevais ce milieu comme étant ultra féminin quand tu étais petit. Comment tu le vois aujourd’hui, comment tu ressens ce milieu-là  ?

Je vois que c’est encore un milieu très féminin, mais je le comprends de moins en moins. Parce que c’est un truc tellement humain à la base, de danser. C’est dommage que ce soit associé à quelque chose d’exclusivement féminin, parce que c’est le meilleur moyen de connecter à soi. La plupart des gars s’autorisent à danser quand ils sont petits, et d’un coup tu deviens un bonhomme, t’es censé être un homme et tu danses plus. C’est ultra triste. Tu bloques quelque chose à cause d’une construction sociale ultra genrée, ça n’a pas de sens.

C’est hyper important de connecter à tout ce qu’un corps peut dire, ce sont souvent des choses que tu ne peux pas forcément exprimer avec des mots. Pour moi, c’est vraiment vital. Il y a cinq ou six ans, j’ai voulu arrêter de danser sur scène en tant que professionnel et vraiment mettre le focus sur la musique. J’ai complètement rejeté la danse, j’en faisais tout le temps alors que je voulais être reconnu pour la musique. Ça n’a même pas pris deux ans avant que j’y retourne. (rires)

Tu peux me raconter ton univers musical  ? De quoi est-ce qu’il se compose  ?

Ouais  ! À la base, mon univers est hip-hop. Avec mes parents, j’ai grandi avec beaucoup de soul Motown, The Temptation, Marvin Gaye… Beaucoup de jazz, de bossa nova, de musiques africaines traditionnelles, du Sénégal, du Mali… Tout ça a fait que quand je suis devenu ado, le premier truc que j’ai choisi c’était le rap, au sens alternatif du terme. J’écoutais beaucoup Mos Def, Erykah Badu, A Tribe Called Quest et Mobb Deep par exemple. À partir de là, j’ai commencé à écouter Flying Lotus et pas mal d’autres musiciens qui sont encore hip-hop mais qui vont beaucoup chercher dans l’électro. Flying Lotus m’a amené doucement à Radiohead, à des trucs beaucoup plus électro, plus expérimentaux, comme Clark. Y’a vraiment tout ça dans ma musique en fait.

Plus récemment, Frank Ocean, James Blake, Thom Yorke aussi, à travers Radiohead ou en solo, m’ont beaucoup inspiré. Il y a aussi Wesley Joseph, Kendrick Lamar… D’ailleurs je pense que c’est super bizarre, quand tu entends ma musique, de te dire que je me reconnais dans Kendrick, mais c’est peut-être l’artiste dans lequel je me reconnais le plus. Personne d’autre sur terre ne me fait me dire qu’il se passe la même chose dans nos têtes, quand j’écoute sa musique. (rires)

Quand on me demandait en interview comment je définissais ma musique, j’ai cherché à répondre pendant longtemps, puis j’ai abandonné. Parce que c’est pas mon taff, mon taff c’est de la faire. Je ne pense jamais en termes de genre. Je connais des musiciens qui se prédéfinissent dans un genre, ce qui est un exercice intéressant aussi, mais c’est pas du tout comme ça que je crée mes morceaux. Par exemple, dans les deux derniers morceaux que je viens de sortir, « Stars » est dans un univers électro et « A Million Other Days » est une balade expérimentale.

Par rapport à cette idée de cases, cette impression de devoir toujours être rangé, classé dans un domaine bien défini, comment vis-tu le fait d’être un artiste à ce point transdisciplinaire  ?

Je le vis de deux façons, parce que pour moi c’est la seule manière de faire. J’ai essayé, à un moment, quand on me disait « T’es trop compliqué à vendre ». J’ai essayé de me dire OK, je vais essayer de me caser dans un truc, mais j’y arrive pas. Donc pour moi, c’est la seule manière de faire, même si c’est plus difficile. Je le vois par rapport à d’autres projets autour de moi, qui sont clairement un seul truc bien défini. Quand un projet est créé en ligne droite, il décolle beaucoup plus vite.

Mais voilà, il y a le marketing et il y a l’humain, tu décides où tu te situes. Moi je me situe dans l’humain, je veux faire quelque chose qui est vrai pour moi, qui sera vrai pour les gens. La raison pour laquelle je fais de la musique, c’est parce que la musique des autres m’a beaucoup porté, à tous les stades de ma vie, et encore maintenant. Quand elle est vraie, honnête, qu’elle fait vraiment écho, qu’elle te porte pour de vrai… C’est ça que je veux offrir, je m’en fous d’être un produit qu’on peut vendre facilement.

Le troisième LP que tu vas sortir s’appelle Love You, Drink Water. Pourquoi ce titre  ?

C’est un truc que ma nièce m’a dit. Je la gardais un jour, et quand ses parents sont venus la chercher elle m’a dit Love you, drink water ! La période pendant laquelle j’ai écrit cet album n’était pas facile du tout. Beaucoup de chaos, beaucoup de merde dans tous les sens.

L’album était déjà complètement écrit. Quand elle m’a dit ça, c’était tellement clair, limpide… C’était le truc le plus bienveillant qu’on puisse dire à quelqu’un et elle ne le sait sûrement pas. Ça a un peu stoppé cette période compliquée pour moi. Ça a été mon déclic, de me dire très simplement prends soin de toi, prends soin des autres. C’était très contrasté par rapport à toutes les pensées hyper compliquées qu’il y avait dans ma tête à ce moment-là.

Comment a évolué ton projet entre tes derniers LP et Love You, Drink Water ?

Il y a principalement deux évolutions. La première, c’est que je suis revenu à ma base, qui était le beatmaking. Je l’avais complètement abandonné sur Man Zoo (2019). Giants (2016) c’était du beatmaking électronique. Je venais un peu de découvrir tout ça, j’étais à fond dans James Blake et ça s’entend pas mal sur l’album. Pour le deuxième album, Man Zoo, je me suis plus concentré sur les instruments. Tout l’album est écrit juste en piano voix, c’était très différent. Mais là, sur Love You, Drink Water, je voulais revenir à autre chose, de plus direct, avec l’outil que je connais le mieux, qui est le beatmaking. Je pense qu’on y retrouve davantage mes bases, comme celles qui viennent du hip-hop, avec toutes les autres influences qui m’ont traversé depuis.

La deuxième évolution, c’est que presque la moitié de l’album a été écrite et enregistrée en live. J’ai ramené tous mes potes, qui d’habitude bossent sur les albums en post-production dans une maison en Normandie pendant une semaine. On s’est calés, on a branché tous les instruments électroniques… C’était une forme de résidence. On écrivait les morceaux avant de les enregistrer en une take, et ce sont ces enregistrements que l’on retrouve dans l’album. Pour « A Million Other Day », le dernier morceau qui est sorti, il s’est passé deux heures entre le moment où on a commencé à l’écrire et l’enregistrement. Je ne suis pas du tout repassé dessus après, c’est vraiment que du brut.

J’ai eu ce processus et cette réflexion-là parce qu’en tant qu’auditeur je trouve cela assez frustrant parfois, d’écouter des albums trop lisses. T’écoutes et c’est stérile, tu ressens pas vraiment la personne qui est derrière le projet. Je voulais trouver un moyen de ramener quelque chose d’hyper humain, comme ce que tu peux ressentir dans un enregistrement des années 70. Le seul moyen de le faire, c’est de s’empêcher de sur-travailler sa musique, même si c’est dur d’accepter que l’on puisse faire quelque chose d’imparfait. Sur les morceaux qui vont sortir, il y a plein de moments où je chante faux, plein de lyrics que je n’aurai pas forcément choisies au final. Mais ils sont quand même parfaits, parce que c’est de cette manière qu’ils sont sortis sur le moment.

C’est Bon Iver qui expliquait pendant une interview qu’un album en anglais c’est recording. Ce qui signifie littéralement que c’est l’enregistrement d’un moment. Ce n’est pas forcément que ça, mais j’aime bien cette définition-là, c’est celle-ci que je voulais essayer d’offrir sur l’album.

Awir Leon © Ella Hermë

À part la résidence en Normandie, tu bosses d’où d’habitude  ? Quel est ton environnement de travail  ?

À la maison ! J’ai une petite pièce, qui fait, je sais pas, six mètres carrés, vraiment en mode beatmaker. La moitié de l’album a été faite dans mon home studio. Une fois que le morceau est créé, il passe par toute l’équipe qui bosse avec moi.

Quel était ton état d’esprit pendant la création de cet album  ?

J’étais complètement perdu depuis Man Zoo. Ce dernier album, c’est la fin d’un cycle qui s’est étalé sur mes deux précédents LP. Une longue longue période qui a duré cinq, six ans, où j’étais vraiment au fond du trou, vraiment très statique. Je trouve que ça se ressent sur Man Zoo, les morceaux n’avancent pas. Et sur Love You, Drink Water, j’ai réussi à en sortir. Je ne suis plus dans ce chaos donc c’est cool !

Est-ce que faire ce projet t’a permis de sortir de ce chaos-là ?

Complètement. J’ai toujours géré mes trucs personnels à travers la musique. C’est une espèce de journal intime, un peu comme un psy. Le fait de dire ce que tu vis sans filtre et de t’entendre ensuite, ça peut te faire grandir et avancer d’un coup. Quand certains morceaux sortent, tu te sens un peu à poil, parce que ce sont tes vraies pensées. En fait, il y a plein de trucs que je dis dans mes morceaux qu’honnêtement je ne serais pas capable de dire dans la vie de tous les jours. Il y a quelque chose d’hyper cathartique, d’hyper curatif.

Quels vont être tes prochains temps forts  ?

Il y a le concert à la Boule Noire le 17 mars à Paris et la sortie de l’album le 24 mars. Ensuite Amala Dianor, un pote chorégraphe pour qui je fais les bandes sons de ses spectacles depuis dix ans, va reprendre le set créé pour la Boule Noire et l’augmenter avec une chorégraphie. Donc il va chorégraphier une pièce de danse sur moi. Il y aura Grégoire Korganow aussi, un artiste visuel, qui fera une installation vidéo. On va faire ça à la Philharmonie de Paris les 7 et 8 juillet prochains. Donc ce sera un concert, un solo de danse et une installation visuelle  !

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