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« Némésis » : Tiphaine Raffier réussit son adaptation de Philip Roth 

Simon Gosselin

Tiphaine Raffier s’empare de l’œuvre du romancier américain et signe son spectacle le plus émancipé et abouti. À découvrir jusqu’au 21 avril aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 

Jusqu’à présent, Tiphaine Raffier avait mis en scène ses propres pièces. France-Fantôme, La réponse des hommes ou encore La chanson, son premier spectacle qui sera prochainement repris à la MC 93 de Bobigny. Avec Némésis, elle s’inspire pour la première fois de l’oeuvre d’un autre, un roman publié en 2010 par Philip Roth. Ultime publication de l’américain, le livre prend le prétexte d’une épidémie de polio pour retracer une partie de l’histoire de l’Amérique – et en particulier des hommes américains – depuis la seconde guerre mondiale.  

Post-Covid 

Été 1944 à Newark. Bucky Cantor, un professeur d’éducation physique tente péniblement de maintenir ses cours alors qu’une épidémie de polio sévit dans son quartier. Les premiers décès adviennent et les cas se multiplient parmi les enfants, sans qu’aucune des mesures de prophylaxie ne semble capable d’interrompre la flambée des contaminations. Acculé, le jeune enseignant décide finalement de rejoindre sa fiancée dans un camp de vacances épargné au nord de l’État. Mais la tragédie finit malheureusement par le rattraper et le contraint à vivre une vie de frustration et de culpabilité. 

Évidemment, le parallèle avec le Covid saute aux yeux. Il est sûrement à l’origine de l’adaptation de la pièce. Tiphaine Raffier a toutefois l’intelligence de ne pas relire le texte de Roth à la seule aune de la tragédie que nous venons de connaitre. On retrouve bien les tropes des énigmes autour des épidémies : Qui est responsable de la maladie : le lait, les Italiens ou les hot dogs ? Comment se diffuse-t-elle ? Quelles mesures mettre en place pour l’éviter ? Qui sera condamné ? Mais la metteuse en scène va plus loin. Ce drame lui sert de véhicule pour interroger les concepts de tragédie, de culpabilité, de masculinité, ainsi que de vengeance (« Némésis » faisant référence à la déesse grecque qui punit l’hybris des hommes). 

© Simon Gosselin

 

Inventivité scénique 

La religion est l’un des éléments centraux du livre de Roth. Avant de frapper la ville, la polio frappe un quartier juif. Une fois l’épidémie propagée, les personnages et en particulier Bucky ne cessent de s’interroger sur le rôle de Dieu dans cette tragédie. Les références aux écritures saintes parsèment le récit et Tiphaine Raffier s’inspire du motif purgatoire / paradis / enfer pour construire sa pièce. Ainsi, après le purgatoire de la contagion à Newark, Bucky passe quelques jours paradisiaques dans le camp de vacances des Poconos avant d’être rattrapé par l’épidémie et de devoir retourner dans l’enfer de la ville (et de la culpabilité). 

Tiphaine Raffier fait preuve d’une inventivité totale en parvenant à retranscrire dans sa mise en scène cette progression. La musique live de Guillaume Bachelé, interprétée par l’ensemble Miroirs Etendus en permanence présent sur scène, les costumes très réussis de Caroline Tavernier, la scénographie  versatile (parfois très sombre, d’autre fois si lumineuse) d’Hélène Jourdan… tout est brillamment convoqué et agencé pour passer avec virtuosité d’un univers à l’autre.

Cet effet est particulièrement réussi dans la deuxième partie. Échappé de la ville, Bucky retrouve sa fiancée Marcia pour devenir instructeur de natation dans un camp de vacances. Ici, personne ne semble avoir entendu parler de la polio. Les enfants sont vivants et passent leur temps à jouer. C’est le paradis. Et quoi de mieux pour incarner cette atmosphère d’absolue légèreté que la comédie musicale ? Quel plaisir de voir ce plateau d’acteurs français subitement s’embraser, chanter en anglais et danser comme dans un film de Fred Astaire. Même les maladresses de certains performeurs semblent servir la mise en scène en insufflant la légèreté et la naïveté requises pour cette partie. 

© Simon Gosselin

Une metteuse en scène ambitieuse 

Avec ses précédentes créations, Tiphaine Raffier avait déjà convaincu de son talent. Les thèmes abordés et les dispositifs scéniques déployés étaient toujours originaux et ambitieux. Avec cette nouvelle pièce, elle confirme sa maîtrise et prend également un nouvel envol. Issue de la même promotion du Théâtre du Nord que le metteur en scène Julien Gosselin, ses spectacles s’inscrivaient jusqu’à présent dans un certaine proximité avec ceux de son camarade. C’est encore le cas aujourd’hui, mais avec plus de distance. Assez étrangement, c’est avec une adaptation que le style Raffier semble s’imposer. Elle confirme une passion pour le récit, revendique un certain lyrisme et assume le recours au spectaculaire pour emporter le public. 

Mais au théâtre comme ailleurs, le mieux est souvent l’ennemi du bien. Le seul vrai défaut qu’on peut formuler à l’égard de Tiphaine Raffier est de parfois vouloir trop en faire. Tout dans sa mise en scène (en particulier le jeu des acteurs) semble en permanence poussé à 100 %. Malheureusement, sur 2h45 de spectacle, cela peut parfois épuiser. Il y aurait sûrement quelque chose à explorer en jouant d’avantage sur les variations de rythme ou d’intentions sans pour autant tomber dans l’ennui. 

Ce tournant maitrisé dans la carrière de la metteuse en scène donne toutefois très envie de découvrir la nouvelle version de sa première pièce La chanson, reboot à partir du 31 mars à la MC 93 de Bobigny. 

Némésis, de Tiphaine Raffier d’après Philip Roth. Aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 21 avril 2023. Durée : 2h45. Spectacle en français et anglais sur-titré en français. Tarif : 8-37€. Informations et réservations : Théâtre de l’Odéon.

La chanson, reboot de Tiphaine Raffier à la MC 93 de Bobigny en partenariat avec le Théâtre des Amandiers de Nanterre. Du 31 mars au 15 avril 2023. Durée : 1h25. Tarif : 5-30€. Informations et réservations : Théâtre des Amandiers.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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