Sélectionné à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2022, Goutte d’Or est le deuxième film de Clément Cogitore. Dans le quartier parisien éponyme, Ramsès, habile manipulateur, tient un cabinet de voyance, véritable commerce de la consolation. L’équilibre est rapidement rompu par l’arrivée d’enfants venus des rues de Tanger, dangereux et insaisissables.
Dans l’objectif de s’éloigner des grands espaces explorés et filmés lors de son premier long-métrage Ni le ciel ni la terre, Cogitore s’empare aujourd’hui du quartier de la Goutte d’Or, dans lequel il a vécu pendant près de dix ans, pour poser son cadre ésotérique et un regard quasi-documentaire. Dans ce polar défini par son auteur comme urbain et mystique, Ramsès, personnage interprété par l’excellent Karim Leklou, exerce le métier de voyant-charlatan, répondant ainsi au besoin de réponses et de réconfort d’une population en souffrance.
Marabouts et croyances ésotériques implantés dans le quartier de la Goutte d’Or sont pour Cogitore l’objet d’obsessions, de questions, et de « fantasmes ». Un halo de mysticisme est maintenu et manié habilement tout au long du film ; avec des images qui nous permettent rapidement de saisir les ficelles par lesquelles Ramsès tient son commerce, le film dépeint la crédulité des clients ainsi que la marchandisation des croyances et des superstitions. En se dressant en observateur, Cogitore partage un regard précieux sur cette économie de survie où débrouille et trafic sont vitales.
À la manière d’un documentaire, il rapporte les faits et gestes de son personnage de manière précise, en posant sur lui un œil dénué de jugement ; Ramsès, aussi moralement condamnable soit-il, n’en est pas moins épargné par l’œil attentif de la caméra. Pour cet escroc au pouvoir consolateur dont la fiction est aussi nuisible qu’antalgique, la menace s’étend et s’instaure rapidement ; ce ne sont bientôt plus seulement les autres marabouts jaloux qui s’élèvent contre Ramsès, mais aussi des enfants venus de Tanger, bande de gamins des rue livrés à eux-mêmes. La souplesse de ton de Goutte d’Or offre plusieurs niveaux de lecture, abordant ainsi la sensibilité spirituelle des personnages et les épopées nocturnes vécues par Ramsès, accompagné par les enfants de Tanger. Karim Leklou donne une densité impressionnante et troublante à son personnage ; la position ambiguë de Ramsès, tant par rapport aux enfants de Tanger qu’aux autres charlatans, est accentuée par une mise en tension polarisée entre chaque composante du film ; un équilibrée fragile entre menace et confiance, jour et nuit, maîtrise de soi et plongée dans les méandres de ses propres peurs.
Le long-métrage dessine dans le 18 e arrondissement de Paris un cadre intimiste, renforcé par une courte focal et un grand nombre de plan serrés dont le regard du spectateur ne peut s’échapper. Fondue dans le décor, imprégnée par l’atmosphère d’une mise en scène subtile, l’intention du réalisateur, qui consiste à se brancher à un endroit du monde, et à retranscrire l’énergie du lieu, vibre durant la totalité du film. En plus de raconter le lieu, Cogitore raconte le milieu ; le film se déploie, à la manière d’un voyage dans les entrailles et trottoirs encombrés de Barbès, où les grues des chantiers et les trous de béton béants laissés par les machines apparaissent comme des lieux charniers, éléments scénaristiques d’une importance capitale. Les arrière-cours des magasins sont, elles aussi, mises en lumière. Le mouvement omniprésent qui s’articule pour brasser les hommes et les classes, mettant au passage de côté les plus démunis, est perceptible tout le long du film. Les immeubles flambants neufs forment quant à eux une muraille infranchissable, qui semble protéger Paris, la séparant ainsi des amas de béton, des gravats, de la misère, et de tout ce reste du monde.
Goutte d’Or est envoûtant. Clément Cogitore réussit, une fois de plus, à faire émerger les versants mystiques et fantasmagoriques d’un milieu bétonné, plus que jamais ancré dans une réalité qui n’appartient qu’au présent. Véritable fiction documentée au potentiel mythologique, la frontière entre chamanisme et réalité n’en est que plus poreuse.