CINÉMA

« Emily » – Entre liberté de penser et liberté historique

Emma Mackey dans le rôle de l'écrivaine anglaise Emily Brontë ©Wild Bunch Germany, 2022

Une immersion dans les landes agitées du Yorkshire du XIXème siècle sur les traces d’Emily Brontë, l’une des plus célèbres romancières et poétesses de son époque : voici la proposition de Frances O’Connor, qui signe ici son premier long-métrage en tant que réalisatrice. 

Principalement connue pour sa carrière d’actrice (Artificial Intelligence : A.I., The Conjuring 2), Frances O’Connor passe avec Emily de l’autre côté de la caméra. Elle laisse la scène à une Emma Mackey sombre et tiraillée dans l’incarnation de l’écrivaine anglaise Emily Brontë (1818-1848). Après Eiffel (2021) et Mort sur le Nil (2022), l’actrice franco-britannique est à nouveau en tête d’affiche d’un film d’époque. À ses côtés, Fionn Whitehead (Branwell Brontë) et Oliver Jackson-Cohen (William Weightman) complètent un casting convaincant, évoluant à travers diverses thématiques : relations familiales, amicales et amoureuses, religion, addictions. Oscillant entre ode à la liberté de penser et véritable prise de liberté historique, Emily brosse les combats intérieurs et extérieurs qu’entraînent la quête d’accomplissement personnel et les méandres des passions.

La liberté symbolisée à l’écran

Visuellement, le pari est réussi. Des costumes simples aux couleurs neutres ou pâles créés par Michael O’Connor et des décors réalistes conçus par Cathy Featherstone façonnent le long-métrage. À ces niveaux, Emily est une juste retranscription de l’atmosphère de la campagne anglaise du XIXème et de la petite bourgade qu’a pu être Haworth. Les paysages variés s’enchaînent sur une bande originale signée Abel Korzeniowski et intégrant notamment des sons de clavecin. S’enchaînent de grandes étendues d’herbe verte, des pluies et orages diluviens, la profondeur de la nuit ou encore le renouveau printanier. Sans aucun doute, la nature tient une place de choix dans l’univers de Emily Brontë. C’est dans le silence du crépuscule, la rosée déposée sur un brin d’herbe ou le son assourdissant du vent que l’écrivaine puise une grande partie de son inspiration.

Ce penchant transparaît dans ses écrits mais également dans ce long-métrage aux plans élégants. Aux commandes de ces derniers, la directrice de la photographie Nanu Segal livre un enchaînement intéressant de prises de vue. Ces dernières rendent fidèlement hommage à ce lien particulier et fusionnel entre Emily et sa terre natale. Des plans d’ensemble sur la lande témoignent de l’immensité qui entoure l’écrivaine. Ces espaces profonds alimentent jour après jour son besoin de liberté et de solitude. Solitude qui s’avère être à la fois refuge et fardeau. De fait, la majeure partie de ses proches lui reproche son isolement. Seul son frère Branwell semble la comprendre et la soutenir en ce sens. Au détour d’une conversation, il l’encourage d’ailleurs à scander « Freedom of thought » (liberté de penser) face aux collines. Une étape marquante pour Emily et sa soif d’affranchissement.

alt="Emily" - Entre liberté de penser et liberté historique
© Wild Bunch Germany, 2022

Un choix scénaristique singulier

Emportée à seulement trente ans par la tuberculose, Emily Brontë a laissé une empreinte considérable dans le paysage littéraire du XIXème. Son unique roman, Les Hauts de Hurlevent, est aujourd’hui considéré comme un grand classique de la littérature romantique. La noirceur de ses thématiques a toutefois soulevé d’importantes controverses au moment de sa parution. La sœur d’Emily, Charlotte (ici interprétée par Alexandra Dowling), laisse entrevoir cet aspect au travers d’une remarque acerbe en début de film. Du reste, le long-métrage se penche sur la genèse de la publication. Il met en scène les événements et les ressentis qui ont amené Emily à écrire ce roman. Ce dernier est un réel plaidoyer pour la liberté face à l’emprise de certaines passions et injonctions. Si cela rejoint justement le parti-pris du film, le processus d’écriture en lui-même n’apparaît pourtant qu’en arrière-plan dans Emily.

Dans une interview pour Metro, Frances O’Connor affirme par ailleurs avoir voulu mettre en scène des thématiques qui lui sont chères telles que « l’authenticité et la voix des femmes ». Cependant, Emily laisse à ce niveau une sensation d’inachevé. Qu’en est-il de la place des femmes dans une sphère littéraire alors majoritairement masculine ? Le film ne fait qu’effleurer l’idée. Il y aurait cependant eu de quoi s’y attarder. À titre d’exemple, les trois sœurs Brontë (Charlotte, Anne et Emily) ont utilisé des pseudonymes masculins pour faire paraître leurs œuvres. Celui d’Emily était Ellis Bell. Le film n’évoque aucunement cela. De même, il sous-entend seulement le contexte général de l’époque qui éclaircirait pourtant certains éléments. Cela dit, certaines réalités sont justement intégrées au scénario. Pour n’en citer qu’une, l’osmose littéraire entre les enfants Brontë est sensiblement mise à l’honneur. La trame principale d’Emily s’éloigne néanmoins fortement de la réalité historique.

Fiction assumée ou biopic historique ?

De fait, le fil conducteur d’Emily est la relation tumultueuse entre l’écrivaine et le pasteur William Weightman. Ce dernier a réellement existé et fut au demeurant proche des Brontë. Cependant, ladite relation semble être entièrement fictive et dédiée aux besoins du scénario. Il en est de même pour certaines scènes telles le troublant et dramatique jeu de rôles autour du masque ou le tatouage qu’Emily arbore fièrement sur le bras. Le film puise par ailleurs dans diverses thématiques intemporelles. Les relations familiales – père et fille, frère et sœur – et les sentiments qu’elles impliquent occupent une place centrale dans le scénario. Entre autres, le besoin de reconnaissance, la sensation de rejet et l’accointance fraternelle reviennent régulièrement dans les conversations.

La prise de liberté quant aux faits historiques dans l’écriture du scénario d’Emily est ainsi évidente. Frances O’Connor ne cherche cependant pas à réfuter cela. Dans une autre interview accordée au Guardian, la réalisatrice admet effectivement sans ombrages que « quiconque […] pense regarder un biopic s’est trompé de film ». Le public est averti.

alt="Emily" - Entre liberté de penser et liberté historique
© Wild Bunch Germany, 2022

Malgré cette grande liberté historique, Emily reste une ode intéressante à la sempiternelle – et classique, particulièrement au cinéma – dualité entre passion et raison. Frances O’Connor y laisse transparaître son admiration pour l’écrivaine. C’est à quinze ans, dans un bus, qu’elle découvre son œuvre. Elle est alors touchée par la liberté dont Emily Brontë fait preuve vis-à-vis de certains codes. Dans son film, la réalisatrice fait cependant le choix assumé de s’éloigner de la réalité historique. À travers la relation entre son héroïne et le pasteur, elle créé une nouvelle bataille à l’écrivaine. Néanmoins, elle ne prétend pas proposer un documentaire historique mais un regard singulier et résolument imaginatif sur celle avec qui elle entretient « une relation très personnelle ». S’en tenant à cela, ce long-métrage justement rythmé semble tenir ses promesses.

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