Anthologie dense et passionnante de Guillaume Kosmicki, Compositrices veut répondre à un manque cruel : celui des femmes dans l’histoire de la musique, la musicologie et le discours sur la musique lui-même.
Si dans la société grecque et romaine leur rôle était d’enfanter et de s’occuper du logis, si le Moyen Âge les a écartées du savoir nécessaire à la maîtrise de la musique polyphonique, si « [l]es Lumières ne se sont pas allumées pour elles », si le Romantisme ne leur a laissé que les rôles de muses et d’interprètes, si aujourd’hui encore l’activité de création musicale savante en France ne compte que 10 % de femmes, les compositrices ont bel et bien existé et existent toujours. Malgré tous ces obstacles, certaines – presque toujours dans des positions sociales favorables – ont tracé leur chemin.
Au cours de l’Histoire, elles sont la plupart du temps immédiatement oubliées après leur mort. Il est très probable, par ailleurs, que la moindre conservation des œuvres de femmes soit proportionnelle à l’intérêt que les historiens leur ont porté, et leur portent encore aujourd’hui. Avec Compositrices. L’histoire oubliée de la musique, le musicologue Guillaume Kosmicki a cherché à réhabiliter la mémoire de ces autrices et de leur œuvre pour mieux montrer leur puissance dans ce secteur. Et il est bien le premier, en France, à se lancer dans un tel répertoire s’étendant sur toute l’histoire de la musique savante occidentale depuis le VIe siècle avant J.C.
Refaire sa culture musicale
L’Histoire peut s’écrire et se réécrire à l’infini et rien n’est gravé dans le marbre : de ce constat, Guillaume Kosmicki a tiré la conclusion qu’il était grand temps de revoir nos manuels scolaires et universitaires. L’auteur prend le temps dans une première partie d’identifier les divers obstacles à la présence des femmes dans l’Histoire de la musique, parmi lesquels le rôle biologique de mère qui incombe aux femmes, jugé incompatible avec la création artistique ou la répartition des genres à des instruments particuliers. Car les instruments traditionnellement associés aux femmes, en plus d’être peu nombreux, sont liés à des images sexuelles – flûte, hautbois, clarinette – ou sont forcément doux et suaves – la harpe, le clavecin, le piano. Les représentations symboliques sur la musique elle-même font l’objet d’un discours discriminant ; de même que la religion lie la femme au péché originel et l’interdit donc de chanter dans les chœurs jusqu’en 1965 ! Les obstacles à l’éducation musicale, enfin, empêchent également les femmes d’acquérir le savoir nécessaire pour la composition polyphonique.
Compositrices balise l’Histoire de l’Antiquité à nos jours en insistant sur le XXe siècle, période charnière qui verra arriver un foisonnement bien plus important de compositrices, du bruitisme à la musique d’orchestre. Les compositrices suivent alors la voie de la musique concrète, découverte par Pierre Schaeffer, sont parfois pionnières de l’Elektronische Musik – comme la danoise Else Marie Pade – et ressentent l’électroacoustique comme une libération capable de briser les structures de pouvoir, comme c’est le cas chez Laurie Spiegel ou Ruth Crawford Seeger. Un constat qui permet d’aller à l’encontre des stéréotypes associant technique et masculinité.
« Il est tout à fait possible d’écrire une histoire de la musique uniquement fondée sur des œuvres de compositrices », écrit Guillaume Kosmicki : cet ouvrage en est la preuve. Il est donc peut-être temps de changer nos regards et nos interprétations des musiques classiques et contemporaines telles que nous les connaissons. De reconstruire nos goûts, patiemment. Cela devra donc aller de pair avec un désapprentissage de ceux-ci et un sentiment de responsabilité de la part du corps musical. Car ce sont aussi en grande partie les classifications élitistes qui ont contribué à mettre les compositrices au placard… Ainsi, « une simple mélodie ou une romance du XIXe siècle, une miniature pour piano peuvent se révéler des chefs-d’œuvre au même titre qu’un opéra ou qu’une symphonie », affirme Guillaume Kosmicki. Ce sont des propositions d’avenir qui concluent l’ouvrage : pour que les lignes bougent et que les compositrices soient toujours plus nombreuses et mieux reconnues.
Pionnières de tous les pays
Nous avons sélectionné quelques noms parmi ces grandes compositrices évoquées par l’ouvrage de Guillaume Kosmicki : novatrices, déterminées, débrouillardes, voici quelques-unes de ces pionnières des musiques classiques et électroniques.
Hildegard Von Bingen (1098-1179)
Prophétesse, théologienne, mais aussi médecin, poétesse et compositrice. Sa redécouverte inspire aujourd’hui de nombreuses œuvres en musique. Toute sa vie, elle affirme, peut-être pour se protéger en tant que femme, avoir reçu son savoir et produit ses œuvres uniquement à partir de révélations divines.
Barbara Strozzi (1619-1677)
« Avec une science musicale de l’illustration des mots qui n’a rien à envier à celle de Monteverdi, [s]es compositions […] sont des bijoux finement taillés, parfaites illustrations du maniérisme le plus abouti de l’écriture madrigalesque » , affirme Guillaume Kosmicki. Un thème omniprésent qui parcourt son œuvre : la souffrance causée par un amour non partagé.
Élisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729)
Enfant prodige introduite à la cour de Louis XIV dès ses cinq ans. Elle est pionnière en France parmi les compositeur·rices qui s’intéressent à la musique italienne – d’où des œuvres lyriques et expressives.
Louise Bertin (1805-1877)
Poétesse et compositrice, amie de Victor Hugo, elle travaille avec lui à son quatrième ouvrage lyrique, La Esmeralda, tiré du roman Notre-Dame de Paris – très libre harmoniquement, instrumentalement et formellement. Pour des raisons bien plus politiques que musicales, l’œuvre est décriée.
Clara Schumann (1819-1896)
Pianiste virtuose et inventive, passionnée pour le bel canto, elle défend ses œuvres en concert et fait l’admiration de ses contemporaines, Mendelssohn, Brahms, Chopin et son mari Robert. Au début de la carrière de ce dernier, c’est elle qui crée la plupart de ses œuvres ; il projettera plus tard sincèrement l’utopie d’une création collective avec elle. Après la mort de son mari, Clara assume seule son autonomie financière et mène une carrière internationale.
Chiquinha Gonzaga (1847-1935)
Compositrice, pianiste et cheffe d’orchestre, « elle aura combattu toute sa vie pour sa liberté et celle des autres », explique Guillaume Kosmicki. Sa capacité à ajuster le son du piano au goût populaire lui vaut de devenir la première compositrice populaire du Brésil. Elle a composé la musique de 77 pièces de théâtre et a été l’autrice d’environ deux mille compositions dans de nombreux genres différents, de la valse au fado, en passant par la sérénade, le tango et la mazurka.
Augusta Holmès (1847-1903)
C’est la symphoniste française la plus prolifique, avec 25 pièces dramatiques pour orchestre. Elle suit les cours de César Franck, est admirée par Rossini, Mallarmé, Rodin, Renoir et Camille Saint-Saëns. Un seul de ses opéras sera monté, à l’Opéra de Paris en 1895 : La Montagne noire, évoquant un thème patriotique qui lui est cher.
Germaine Tailleferre (1892-1983)
Son nom est connu parce qu’elle a été membre du Groupe des Six, mais sa musique l’est assez peu. Sa vie n’a pas été très heureuse sur le plan sentimental comme sur le plan matériel, et pourtant sa musique est « gaie, légère », comme elle aime le dire elle-même. Elle aura laissé derrière près de 200 œuvres – dont seulement un tiers est édité de son vivant – parmi lesquelles des mélodies, des pièces pour piano, des musiques de chambre, d’orchestre, de film, des opéras et des ballets.
Ruth Crawford Seeger (1901-1953)
Compositrice et musicologue américaine, sa musique est d’abord atonale, influencée par Scriabine et Schönberg, puis elle bascule dans les années 1930 dans le domaine de la musique folklorique américaine qu’elle étudie de manière approfondie. On lui doit des pièces pour piano, de la musique de chambre, des pièces pour voix soliste, pour chœurs (dont ses arrangements de musique folklorique) ou encore pour orchestre.
Mary Lou Williams (1910-1981)
Une des premières femmes instrumentistes du jazz, dans un univers où elles sont généralement cantonnées au chant. Son œuvre traverse le spiritual, le gospel, le blues, le ragtime, le stride, le boogie-woogie, le swing et le bebop. Elle développe une conscience forte de sa propre évolution, et situe celle-ci dans la souffrance du peuple afro-américain. C’est cela qui lui fait dire : « Je suis la seule musicienne vivante qui ait participé à tous les courants. Les autres musiciens ont traversé les époques sans changer de style. »
Emahoy Tségué–Maryam Guèbrou (1923-)
Religieuse éthiopienne, elle est avant tout pianiste et compositrice. Sa musique est proche du blues, et évoque des thèmes forts – la mémoire de ses proches tués pendant la guerre, le souvenir de son frère. Dans The Story of the Wind, elle invite sa fille et sa sœur à écouter ce que peut leur dire le vent. Elle dit : « On me dit que ma musique, c’est du blues ou du Chopin, mais je n’ai jamais essayé de recopier un autre compositeur, ce ne serait pas juste. »
Pauline Oliveros (1932-2016)
Grand nom de la musique électronique aux États-Unis, figure du développement de la musique minimaliste dans les années 1970, elle se produit en live, au magnétophone et à l’accordéon. Elle travaille sur l’écoute profonde des sons, invitant à la méditation et à la concentration, usant de traitements et d’espaces réverbérants. Elle participe à la fondation du San Francisco Tape Music Center en 1962.
Unsuk Chin (1961-)
Elle emploie des instruments traditionnels aussi bien qu’électroniques dans ses œuvres. Alice in Wonderland connaît un grand succès, parvenant à restituer l’ouvrage de Lewis Caroll, dont la fantaisie et l’absurde correspondent parfaitement à la sensibilité de la compositrice. Sa pièce la plus connue, Akrostichon-Wortspiel, est une illustration idéale de son style, accessible, ludique et raffiné.
Olga Neuwirth (1968)
Elle souhaite par sa musique pointer les horreurs du monde, les hypocrisies et la violence des sociétés. Son écriture est punk, post-moderne et transversale – notamment dans Lost Highway (écrit avec Elfriede Jelinek), inspiré du film de David Lynch, et dans Orlando, qui se nourrit du roman de Virginia Woolf.
Compositrices de Guillaume Kosmicki, éditions Le mot et le reste, 29 euros.