CINÉMA

« Chili 1976 » – L’art de poétiser la tension

Chili 1976 met en scène un dilemme moral sur fond de vacances familiales et de contexte politique menaçant. Dictature, insécurité et plans lumineux : le premier long-métrage de Manuela Martelli est un condensé de lyrisme sous tension. 

Premier film chilien sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2022, Chili 1976 s’ajoute à la liste des nombreuses productions réalisées autour de la dictature de Pinochet et de ses répercussions. Après plusieurs documentaires et des drames saisissants comme Mon ami Machuca (Andrés Wood, 2004), No (Pablo Larraín, 2012) ou Je tremble, ô Matador (Rodrigo Sepúlveda, 2020),Chili 1976 apporte un souffle original et audacieux à cette thématique encore sensible dans la mémoire latino-américaine. 

Chili 1976
© Dulac Distribution

Immersion à tous les étages

Une histoire de famille, celle de sa grand-mère. C’est le point de départ du scénario créé par l’actrice, scénariste et maintenant réalisatrice chilienne Manuela Martelli. Brillamment interprétée par Aline Küppenheim, Carmen est une jeune grand-mère appartenant à la bourgeoisie chilienne. Paisible en apparence, son quotidien se voit ébranlé par un séjour dans sa résidence secondaire. Avec son mari Miguel (Alejandro Goic), médecin à Santiago, elle a entrepris des travaux et vient constater leur avancée. Un fait anodin s’il n’avait pas lieu trois ans après le coup d’État de Pinochet.

Enfants et petits-enfants se succèdent dans la maison. Carmen oscille entre la joie des retrouvailles familiales et la présence d’Elías (Nicolás Sepúlveda), un militant socialiste qu’elle soigne en secret. Un secret bien gardé : socialisme et bourgeoisie ne font généralement pas bon ménage. Certaines conversations s’enveniment à ce sujet entre les parents, les frères et les sœurs. La sérénité apparente est ainsi de courte durée. Après quelques scènes, la présence joyeuse des enfants ne parvient plus à camoufler les comportements troublants des adultes.

À travers des décors soignés (Francisca Correa) et une photographie millimétrée alternant entre grande luminosité et séquences sombres (Yarara Rodriguez), Chili 1976 offre une immersion réussie dans ces « vacances » familiales. Les plans intérieurs et extérieurs sont savamment étudiés pour retranscrire cette atmosphère si particulière d’un pays à vif. Le style vestimentaire des différents personnages est sobre. Par leur neutralité, couleurs, coupes et tissus caractérisent un temps révolu.

Quant à l’immersion sonore, elle n’est pas en reste. À l’origine de la bande-son, Jesica Suarez livre une proposition peu commune au regard d’un film de ce genre. Il pouvait être naturel de s’attendre à une création mélodieuse, voire orchestrale. À l’inverse, ce sont des sons d’ambiance, sourds ou plus légers, qui se font suite au fil de ce long-métrage. Se moulant à chaque scène, ces sons accompagnent l’ambiance crispée qui se dégage de ces dernières. Un choix à la modernité pertinente.

Chili 1976
© Dulac Distribution

Un Chili sous tension

Elle est palpable dans la moindre conversation, le moindre déplacement. Un mot de trop, un pas de côté, une expression de visage trop prononcée et c’est sa vie que l’on met en danger. Une tension omniprésente. Pourtant, la seule véritable explication à ce climat pesant se fait par une subtile mise en abîme lors d’une soirée en famille. La télévision passe alors une chaîne d’informations évoquant le « président de la République, le général Augusto Pinochet Ugarte ». Chili 1976 préfère l’allusion à l’information, l’image au dialogue. Si de nombreux enjeux se comprennent plus facilement avec certains repères historiques, le long-métrage réussit savamment à rendre palpable l’électricité régnante pour qui ne les détiendraient pas.

Ainsi en est-il de la dissimulation d’Elías, des nombreux prétextes de Carmen pour obtenir des médicaments, d’un crime soudain, de la contrainte du couvre-feu et des mystères autour d’un nom, d’une nationalité ou d’un itinéraire. Des événements qu’une simple discussion pourrait expliciter. Chili 1976 expérimente un autre terrain. Harmonieusement rythmés, ce sont en réalité ses images et ses sons qui prennent le dessus. Ils imprègnent le spectateur de la sensation de menace permanente planant sur les personnages. Un parti-pris qui se devine dans des plans très rapprochés et des sons assourdissants. Ce sont des gouttes de peinture tombant sur une chaussure, des poissons rouges nageant calmement dans un bocal ou le grondement sournois de l’inquiétude croissante de Carmen.

© Dulac Distribution

Avec son Chili 1976, Manuela Martelli propose une conception inattendue mais convaincante de l’épreuve que furent les années de dictature pour le peuple chilien. La douleur se fait ressentir tout en n’étant que finement suggérée. La souffrance que provoquent la crainte et la répression se pare visuellement de détails qui l’embellissent, l’allègent. De même pour les principaux protagonistes : s’ils sont forcés à un qui-vive constant, ils dégagent une certaine grâce. Courage, discrétion et prise de risque sont autant de maîtres-mots que la réalisatrice présente sous un nouvel angle. Une douce agitation, un dynamisme latent : c’est là toute la subtilité de ce long-métrage à même de séduire un large public.

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