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« Grief and Beauty » et « Familie » : au royaume des morts

© Michel Devijver

Milo Rau poursuit son exploration des tragédies contemporaines à travers deux spectacles au Théâtre de La Colline. Dans Grief and Beauty et Familie, le metteur en scène suisse décortique l’impact de la mort dans nos vies intimes à partir de témoignages et de reconstitutions. Des pièces dures et complexes mais qui poussent à une réflexion bienvenue.  

Trilogie de la vie privée est un projet de Milo Rau par lequel il interroge la mort, le deuil et ce qui reste d’une vie vécue. Deux volets (visibles sans ordre spécifique) de ce projet sont actuellement présentés au Théâtre de la Colline tandis que le dernier se fait encore attendre.

Dans Familie, on suit les acteurs An Miller et Filip Peeters, leurs filles Leonce et Louisa (ainsi que leurs deux chiens). Il y a quelques années, touchée par le suicide d’un ami, Louisa s’est intéressée à un fait divers français. En 2007, dans la banlieue de Calais, une famille de quatre personnes sans histoire s’est donnée la mort par pendaison. Ils n’ont laissé aucune explication, seulement quelques indications pour s’occuper de leur chien et un mot : « On a trop déconnés, pardon ». Sur scène, Milo Rau leur fait interpréter une version de ce qu’aurait pu être cette dernière soirée. Fin tragique comprise.

©  Michel Devijver

Le dispositif de Grief and Beauty ressemble plus aux autres spectacles de Milo Rau (Oreste à Mossoul, Compassion, Une histoire de la mitrailleuse etc.). Le metteur en scène réunit des amateurs et professionnels de tout âge pour évoquer le thème de la disparition, notamment celle de Joanna B., une belge en fin de vie. Cette femme, ils l’ont rencontrée, elle leur a parlé de sa vie, leur a légué quelques objets qui se retrouvent sur scène. Dans un moment particulièrement fort, on assiste même aux derniers instants de Joanna filmés et retransmis en vidéo au-dessus du plateau.

Sans espoir

Bien que forcément un peu morbides, les deux pièces sont l’occasion d’évoquer ce qui compte pour chaque être humain. Comment ils ont vécu, leur famille, ce qu’ils ont réalisé, ce qu’ils choisiraient de faire lors de leur dernière journée. On raconte des souvenirs heureux et des anecdotes mélancoliques. Dans Familie, le décor cosy ultra-réaliste de maison reproduit sur scène donne même envie de s’installer avec cette famille d’apparence si heureuse. Mais le projet final reste clair : la mort ou le suicide. Et le fait qu’il soit mené à bien, désarçonne.

 Il y a une radicalité indéniable dans le fait d’assumer dès le départ et jusqu’au bout ces issues fatales. La mort, choisie ou non, est considérée comme inéluctable. Les deux spectacles fonctionnent sur l’absence d’espoir, ce qui est finalement un ressort peu utilisé, y compris dans les mélodrames ou on a plutôt tendance à justement jouer sur cette corde.

Et bien que le projet soit clair dès le début, on peut facilement se sentir piégé ou rendu complice d’un drame qui aurait pu être évité. N’aurait-il pas fallu intervenir  ? N’est-ce pas bizarre pour ces parents d’avoir embarqués leurs filles dans la reproduction d’un suicide collectif ? Est-ce moral d’applaudir ce genre de performance  ?

© Michel Devijver

Malaise et réflexion

À n’en pas douter, Milo Rau souhaite que l’on se pose toutes ces questions. Il cherche et réussit à provoquer le malaise en ayant recours à des professionnels et des amateurs, en assumant de mettre en scène du « vrai ». Il affronte, et nous avec, le tabou de la mort, en particulier de la mort choisie. Alors que la fin de vie est souvent dissimulée dans des hôpitaux ou des EHPAD, son exposition met mal à l’aise.

Le metteur en scène refuse également les effets de pathos, revendique une certaine sécheresse dans son travail de plateau. Ainsi, si certaines scènes très marquantes fascinent, d’autres parties demeurent plus hermétiques émotionnellement. C’est notamment le cas dans Grief and Beauty, la plus faible des deux pièces dans laquelle les acteurs peinent à égaler la force du témoignage de Joanna.

Il serait toutefois dommage de ne pas saisir l’occasion de réfléchir à ce sujet d’actualité. Depuis quelques semaines, cent cinquantes français tirés au sort débattent de l’évolution de la législation sur la fin de vie. Milo Rau donne, lui, la possibilité à tous de s’interroger sur la mort en général, au-delà même de l’euthanasie ou du suicide assisté. Un théâtre qui renoue pleinement avec sa fonction d’agora publique. Comment être contre  ?

« Familie » au Théatre de La Colline (Paris, 20ème) jusqu’au 19 février. Durée : 1h30. Spectacle en néerlandais surtitré en français.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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