Début février, et pendant une dizaine de jours, à Saint Denis, le cinéma municipal l’Écran accueille les 23e Journées cinématographiques. L’occasion pour les films longtemps oubliés du collectif Mohamed de se frayer un chemin vers une salle de cinéma – et son public.
Pour sa 23e édition, le festival accueilli par l’Écran a pour sous-titre « Regards satellites ». La riche programmation propose donc une exploration en miroir : celle du cinéma des marges et des marges du cinéma. Ces deux aspects se rejoignent lors des séances regroupées sous l’étiquette de « La cinémathèque idéale des banlieues du monde ». C’est lors de l’une d’elles qu’ont été projetés les films du collectif Mohamed.
Le projet est né il y a environ deux ans, sur une idée de la cinéaste Alice Diop (Nous, Saint Omer). Cette cinémathèque idéale est une forme d’inventaire virtuel regroupant tous les films représentant la banlieue. Aujourd’hui riche de près de 300 films, la liste – loin d’être exhaustive – forme une histoire parallèle du cinéma. Immatérielle, cette cinémathèque idéale ne dispose ni de lieu propre, ni de copies de films. Elle reste un lieu utopique, ouvert à tou·s·tes. Surtout, elle demeure ouverte à tous les films qui existent, et qui auraient été oubliés par une certaine histoire du cinéma. Ou encore à tous ceux qui restent à naître, portés par un souci d’interrogation des diverses façons d’habiter les territoires périphériques.
Qui a le droit de faire trace ?
C’est dans ce contexte que les films du collectif Mohamed ont réintégré la grande famille du cinéma. Tournés entre 1979 et 1980, les trois films projetés à l’Écran ont connu un parcours similaire à celui de bon nombre de films de la liste de la cinémathèque idéale. Le Garage (1979), Zone immigrée (1980) et Ils ont tué Kader (1980), ont été réalisés par un groupe d’adolescents des cités d’Alfortville et de Vitry-sur-Seine. Ils sont tournés en Super-8, grâce à une caméra mise à disposition par leur lycée.
Spontanés et enthousiastes, ils forment une tout autre image des banlieues que celle donnée par le récit médiatique de l’époque. Les films ont tourné dans les MJC, au sein de groupes militants, et dans quelques festivals. Avant de disparaitre, pour de bon, oubliés dans les placards de Mohamed Salah Azzouzi, l’un des membres du collectif.
Par un heureux concours de circonstances, ces films ont refait surface il y a quelques années et sont désormais visibles. Leur parcours, identique à celui de tant d’autres films, interroge les critères qui président à l’établissement d’une frontière entre films visibles – et donc appartenant à l’Histoire – et films non visibles. Qui l’histoire considère-t-elle comme légitime à filmer ? À s’exprimer ? Et à quelle(s) condition(s) ?
Créer ses propres images
Les films du collectif Mohammed sont donc restés aux marges de la grande histoire du cinéma. Notamment car ce sont des films qui s’expriment directement depuis celles qui entourent Paris : les banlieues. Plus concrètes mais tout aussi malmenées, au début des années 1980, ces marges n’existent qu’à travers le récit produit par les médias. Dès Le Garage, le collectif Mohamed se constitue donc autour de l’idée de produire ses propres images. Avec pour objectif de porter les voix de ceux qui habitent, ici, les banlieues d’Alfortville et de Vitry-sur-Seine.
Alors, loin des faits divers médiatiques, un élan inédit et révolté traverse les films. Les prises sont spontanées et longues, à l’exact inverse des coupes opérées dans les reportages télévisés. Dans Le Garage, un groupe d’ados occupe un garage, ils y dansent, se battent, parlent, ne font rien. Car malgré l’enthousiasme de ses personnages, le film dresse un constat : l’abandon des banlieues par les politiques publiques. Il n’y a pas d’activités, pas d’espaces pour jouer, pour s’occuper.
Un désœuvrement qui est au cœur des témoignages de Zone immigrée. Filmé à Vitry-sur-Seine, le film suit un autre groupe d’ados qui expose le racisme dont les immigrés sont la cible. Un racisme explicite, qui conduira à l’assassinat de l’un des jeunes garçons du collectif, Kader, en 1980.
Ils ont tué Kader a alors été filmé dans l’urgence, pour documenter la mobilisation des habitant·e·s à la suite de l’assassinat du jeune garçon par un gardien d’immeuble. Mais il s’agit aussi d’un geste de résistance. Une résistance à la présence de TF1 et d’Antenne 2 et aux récits tronqués et manipulateurs qu’ils produisent. La longue scène de quasi-corps à corps entre les journalistes et les membres de collectif en témoigne. Pour ces derniers, il s’agit de se protéger en ayant la main sur l’intégralité de la chaine de production du reportage que veut diffuser Antenne 2.
Une énergie collective politique
À travers ces trois films, le collectif Mohamed affirme un droit à l’autoreprésentation. C’est-à-dire, un droit à faire trace, à participer à la création d’une mémoire collective pour témoigner de ce que veut dire habiter la banlieue. Et cela passe par le fait de créer ses propres images et récits sans intervention extérieure.
Car dans le fond, tous les films du collectif portent sur un thème commun : la violence. Le racisme, l’abandon, l’exclusion, les violences policières, les morts quasi hebdomadaires… tout cela transparait dans les témoignages de ceux qui animent le cadre du collectif. Parfois graves, parfois frimeurs, ils collaborent pleinement à la création des films.
Cette énergie collective a une portée politique considérable. Et puis, elle a quelque chose d’enthousiasmant. Car Le Garage et Zone immigrée sont aussi des films drôles, dont certaines scènes sont inoubliables. Comme cette interprétation inattendue du titre « Tutti Frutti » de Little Richard, par un jeune ado.