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Rencontre avec Camille Froidevaux-Metterie : « J’avais envie de parler de la condition féminine contemporaine »

© Laurent Metterie
© Laurent Metterie

Pleine et douce est le premier roman de Camille Froidevaux-Metterie. Forte de sa vision de phénoménologue, elle y dresse un portrait complet des femmes contemporaines.

« Un jour, j’ai réalisé que j’avais renoué le fil de mon existence, c’est-à-dire renoué le contact avec mon corps » remarque Charline, l’une des personnages de Pleine et douce. Être ou non en adéquation avec son corps est au cœur de la poétique et des réflexions de l’enseignante chercheuse, et désormais écrivaine, Camille Froidevaux-Metterie. Avec elle, la chair n’est pas triste mais vivante ; jamais neutre, elle prend pleinement corps sur papier. Qu’il soit scruté, malmené ou choyé par les personnages, le corps est central, comme le prouve cette petite recension : le mot est employé dans tous ses états une cinquantaine de fois en deux cents pages. Nous avons voulu rencontrer l’autrice, qui a accepté de nous recevoir en chair et en os dans son appartement parisien.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser au corps pour en faire un objet d’étude  ?

J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet il y a exactement 21 ans, lors de ma première grossesse qui coïncidait avec mon premier poste à l’université. Je me suis alors retrouvée dans une situation existentielle que je trouvais singulièrement dense, pour ne pas dire difficile. J’ai commencé à lire ce que mes collègues politistes, sociologues et même philosophes pouvaient dire de cette condition féminine contemporaine, et très rapidement je me suis rendue compte qu’il y avait très peu de choses sur la question de la maternité et les thématiques corporelles dans la pensée féministe de l’époque.

En continuant d’explorer, je me suis aperçue que c’était un silence surprenant et paradoxal puisque, dans l’histoire du mouvement féministe, tout commence avec le corps. Mon travail a débuté avec cette question  : comment se fait-il que ces dimensions incarnées, qui sont si importantes dans la vie quotidienne des femmes, soient si peu considérées dans la pensée et la lutte féministes de l’époque. Les choses ont depuis beaucoup changé.

Vous souhaitiez transformer ces dimensions incarnées en fiction ?

J’ai eu l’idée de Pleine et douce au moment où je travaillais au projet d’Un corps à soi. Dans cet essai, je déroule l’existence de la vie des femmes en m’arrêtant à chacun de ses «  nœuds phénoménologiques  », tous ces moments dans la vie des femmes où une transformation corporelle produit un ébranlement intime (la puberté ou la ménopause par exemple) mais aussi, simultanément, un changement dans les représentations sociales et des attentes en termes de droits politiques.

J’avais imaginé d’ouvrir chaque chapitre de l’essai par un texte de fiction qui porterait le prénom d’une fille ou d’une femme. Chacune devait relater à la première personne un récit dans lequel il était question du thème corporel que j’allais ensuite explorer de façon théorique. Mais lorsque j’ai proposé le projet sous cette forme à des éditeurs, le caractère hybride du texte, à la fois philosophique et littéraire, ne leur convenait pas.

Grâce aux conseils d’un ami, je me suis rendu compte que mon désir de fiction n’avait pas à se dissimuler dans les pages d’un essai. Le projet s’est donc divisé en deux livres. Je pensais pouvoir les écrire parallèlement, mais je ne suis pas arrivée à tenir ensemble les deux registres d’écriture. Lorsqu’en 2021, Un corps à soi a été publié, je me suis remise à l’écriture littéraire.

Ce roman est pour moi une autre façon d’explorer les dimensions incarnées de la vie des femmes, il m’a permis d’éprouver une liberté nouvelle.

Justement, écrire un roman a-t-il été une contrainte ou une libération par rapport aux essais  ?

Ce fut une sacrée libération, une vraie jubilation même ! Dans les premières versions du roman, je restais encore trop démonstrative, mon écriture était trop rigide, trop tenue. Et puis est arrivé un moment où j’ai ressenti que j’avais lâché quelque chose, que je découvrais une écriture pleinement littéraire. Je me laissais enfin entrainer par elle alors que, jusque-là, j’étais plutôt devant, je la poussais. Soudain, l’écriture m’emmenait avec elle, et j’explorais des endroits où je ne pensais pas pouvoir aller.

Vous avez créé un kaléidoscope, «  une constellation de personnages féminins  ». Pourquoi l’approche plurielle vous semblait-elle plus riche ?

J’avais envie de parler de la condition féminine contemporaine par tous ses aspects et à tous les âges. Je voulais aussi montrer qu’en ce début de XXIᵉ siècle, il y a des femmes qui vivent des expériences bien différentes. Certaines ont passé toute leur vie sous les contraintes de la société patriarcale. Il y a par exemple le personnage de Nicole, et celui de sa fille ainée Laurence, qui sont des femmes qui n’ont pas pu faire autrement que jouer le jeu du patriarcat, celui de la rivalité intraféminine. Et puis il y a des femmes plus jeunes qui sont dans une forme d’expérimentation et d’émancipation par rapport aux sujets de l’apparence, de la sexualité, de la maternité.

C’était très important pour moi de donner à entendre les voix de toutes ces générations. Je voulais mettre en évidence l’importance du lien entre femmes, la nécessité du partage des expériences vécues, mais aussi l’urgence de rétablir la communication.

Dans le moment féministe où nous sommes, il y a une nouvelle génération qui est formidablement active et inventive, mais j’observe une relative distance, voire une cécité, vis-à-vis des féministes plus âgées. Réciproquement, ces dernières manifestent parfois un peu d’aigreur et d’incompréhension par rapport aux plus jeunes. Je trouve crucial de renouer le fil entre les générations.

Une piste de lecture possible est de se dire que le bébé, Ève, est un peu le point de départ et qu’elle peut potentiellement devenir toutes les femmes que vous décrivez ensuite.

Disons plutôt que ce sont des femmes qui sont très proches d’elle. Bien sûr que l’on peut devenir comme sa mère, sa grand-mère ou sa tante, mais, pour moi, Ève (et son prénom n’est pas anodin) est comme une nouvelle première fille, celle qui incarne la possibilité d’une toute nouvelle condition féminine dépatriarcalisée, débinarisée et pleinement libérée. Voilà pourquoi sa voix ouvre le livre  ; d’une certaine façon, elle ouvre la porte à toutes les autres femmes.

Le corps est au centre de l’œuvre, mais on a accès surtout à des pensées, plus qu’à des évènements concrets, presque des flux de conscience. Cette narration en flux s’est-elle imposée tout de suite ?

Je voulais écrire à la première personne, dès le début. D’abord parce que c’est ce que je fais dans mes essais, je prends la parole en première personne pour restituer des expériences corporelles que j’ai moi-même traversées, et ma voix vient se mêler aux voix d’autres femmes que je rencontre au cours d’entretiens. Ensuite car c’est selon moi le propre d’une démarche d’écriture féministe. Depuis les années 70, le combat féministe se déploie par la mise en partage de récits de soi qui produisent une prise de conscience puis le passage à la lutte. Aujourd’hui, les jeunes femmes le font via des comptes Instagram ou Twitter où elles mettent leurs expériences en commun, faisant circuler les savoirs et les revendications.

Avez-vous eu du mal à donner une voix à certaines de vos narratrices ? Comme aucune n’a le même âge ou la même sensibilité.

J’avais envie d’explorer l’écriture en première personne sur le versant littéraire. Pour ce roman, cela impliquait de trouver la voix singulière de chacune de ces filles et femmes. Pour le personnage du bébé, Ève, je ne me suis donnée aucune contrainte. Il s’agit sans doute du chapitre qui est le plus proche de mon écriture «  spontanée  ».

Pour toutes les autres, j’ai travaillé en m’efforçant de colorer l’écriture pour qu’elle résonne de façon singulière. Quand je dis colorer, c’est au sens propre puisque j’ai associé une couleur à chacune de ces femmes, ainsi qu’une émotion dominante.

C’est ce qui m’a permis de trouver des petits «  trucs  » stylistiques propres à chacune. Par exemple, Laurence, la quinquagénaire, est associée à la couleur marron et à la colère. Lorsqu’on est en colère, on a tendance à beaucoup se répéter et à ruminer le motif de sa colère. J’ai donc fait en sorte qu’elle se répète, qu’elle soit un peu en boucle.

Par-delà les singularités stylistiques de chacune, je voulais conserver une fluidité de lecture entre les chapitres. Je ne pouvais donc pas changer radicalement de façon d’écrire, j’ai cherché à singulariser l’écriture de chaque chapitre, mais en douceur.

« La chair est restée pleine et douce  » écrivez-vous dans l’incipit et l’excipit. Pourquoi avoir retenu et mis l’accent sur ces deux adjectifs précisément ?

Ils sont sortis du texte tout à fait à la fin, au moment où l’on cherchait le titre du livre. Je m’étais arrêtée sur cette phrase du premier chapitre d’Ève, lorsqu’elle rencontre cette très vieille femme. Elle dit alors  : «  Il fut un temps de chair pleine et douce  » qui évoque le fait que la chair de chaque corps a un jour été pleine et douce.

Ces mots me permettent de remettre au centre la nécessaire bienveillance vis-à-vis de son propre corps, contre la logique patriarcale qui enferme les femmes dans leurs fonctions sexuelle et maternelle ? À la puberté, lorsque le corps se sexue et se sexualise, les adolescentes plongent immédiatement dans ce bain de poison que sont la compétition et la comparaison entre filles. Cela produit de l’auto-dévaluation, voire de la détestation de soi, puisqu’elles découvrent un monde dans lequel on leur demande d’être sans cesse plus belles, plus gentilles, plus conformes.

La permanence de l’injonction a une forme de perfection féminine produit chez les filles, puis chez les femmes, quelque chose que je trouve mortifère  : il leur devient quasiment impossible de s’apprécier telles qu’elles sont, d’accepter leur corps tel qu’il est.

© Laurent Metterie
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C’est l’un des mécanismes patriarcaux les plus pervers et les plus efficaces à la fois  : pendant que les filles sont occupées à essayer d’être au plus près possible du modèle de féminité que le patriarcat leur impose, elles perdent un temps fou pour leur propre épanouissement. Je pense que le cœur du projet féministe contemporain, c’est de faire en sorte que ces préoccupations corporelles soient vécues par les femmes de façon libre et sereine. Que leur corps devienne le lieu d’une liberté et non plus le lieu d’une aliénation.

J’en parle dans Un corps à soi  : quand j’étais adolescente et jeune fille, j’ai souffert de troubles du comportement alimentaire et j’ai longtemps été dans un rapport douloureux à ma propre corporéité. Parmi les combats qui sont les miens, il y a celui qui consiste à essayer d’accompagner les dynamiques féministes actuelles en contribuant à faire accepter la diversité des corps. Se réapproprier toutes les dimensions de nos vies incarnées permet d’avancer vers un rapport à son corps, et à celui des autres, plus apaisé et bienveillant.

Avez-vous eu des sources d’inspiration pour écrire  ?

Énormément. Je suis une grande lectrice de romans, depuis toujours, et il n’y a pas un jour qui ne passe sans que j’en lise. Depuis quelques années, je lis énormément de littérature écrite par des femmes et il se trouve que les livres qui m’ont le plus touchée, et qui ont été les plus importants dans mon parcours, sont des livres écrits par des femmes. Je pensais récemment à Jean Hegland, autrice de Dans la forêt, qui est l’un des livres que j’ai le plus offert. C’est un très beau livre qui raconte l’histoire de deux sœurs qui se retrouvent à vivre seules à la suite d’une catastrophe écologique mondiale. Elles sont coupées du monde et vont devoir survivre dans cette forêt. On apprend alors que l’une des deux est enceinte… Cette histoire de sororité m’a beaucoup marquée.

Pleine et douce de Camille Froidevaux-Metterie, éditions Sabine Wespieser, 224 p., 20€

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