LITTÉRATURE

« Il suffit de traverser la rue » – Guerre kafkaïenne de tous contre tous

Il suffit de traverser la rue
© Éditions du Seuil

Pour son douzième ouvrage, Éric Faye signe avec Il suffit de traverser la rue la chronique caustique d’un journaliste à l’heure de l’économie financiarisée. Son roman capte avec morgue les grands traits de l’époque.

15 septembre 2018. Emmanuel Macron est président de la République depuis un an. Durant les journées européennes du patrimoine, un jeune chômeur de vingt-cinq ans s’adresse à lui. Il lui expose sa situation, ses difficultés à trouver du travail en dépit de ses efforts. « Je traverse la rue et je vous en trouve un  », d’emploi, lui rétorque le chef de l’État.

Cinq ans plus tard, l’ex-journaliste et romancier Éric Faye choisit, pour son douzième roman, Il suffit de traverser la rue, de reprendre la citation devenue célèbre. Une manière d’incarner la légèreté des élites, caractéristique selon lui de la fin des années 2010.

La légèreté, ses personnages ne la connaîtront pas des presque trois cent pages que compte l’ouvrage. Du haut de ces cinquante-sept ans, Aurélien Babel, journaliste à MondoNews, apprend que son entreprise, cotée en bourse, s’apprête à changer ses méthodes de gestion. La plupart des services vont être supprimés tandis que certaines activités journalistiques sont délocalisées dans des pays de l’Est de l’Europe ou en Inde. Là où la main d’œuvre est peu chère, et non formée aux métiers de l’information.

Tous contre tous

Peu après les changements dans la méthode de gestion, le héros apprend que la direction va mettre en place un plan social. Les salariés se disent que la vie va devenir insupportable dans l’entreprise, se mettent en tête de partir. Puis se heurtent à une nouvelle contrainte : seulement trente d’entre eux pourront quitter l’entreprise, devenue un enfer.

Aurélien Babel passe tout le roman à se faire des cheveux blancs. Parce qu’il est assuré de ne jamais retrouver un emploi – il est à quelques années de la retraite, qui voudra de lui ? -, parce qu’il n’est même pas sûr d’obtenir le droit d’être viré.

Eric Faye met en scène, de manière très didactique, la manière dont la méfiance infuse entre les différents salariés. Chacun craint pour sa place, tous sont sur un siège éjectable. Au nom du profit d’une poignée d’actionnaires, dénonce le romancier. En fin de compte, traverser la rue s’avère être un périlleux périple.

L’ouvrage revendique transcrire le climat de la fin des années 2010. Pourtant, certains transformations de la presse qu’il décrit – le journalisme sans les journalistes -, sont loin d’être datée. Cette logique comptable aussi, qui conduit les directions à essayer d’économiser le moindre centime au nom d’une logique productiviste, quitte à rendre la vie impossible aux travailleurs.

Avec ce livre, l’auteur, qui a lui-même été journaliste dans une agence de presse internationale, témoigne de changements qu’il a observé dans sa propre entreprise. Point besoin d’inventer beaucoup quand on a vu l’enfer sur pièce.

Il suffit de traverser la rue : petite saga des années 2010, d’Éric Faye, éditions du Seuil, 19,50 euros.

Journaliste

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