Récit amer mettant au premier plan les victimes des grandes illusions américaines, Abondance met en scène des âmes embourbées dans des combines minables, en quête d’un idéal.
« Il n’y a plus rien à marchander, plus rien à offrir. Plus de promesses ou de lendemains. » Le héros d’Abondance, Henry appartient à la « deuxième génération » d’immigrés. Son père, né aux Philippines, n’a pas réussi à vivre de sa passion pour la littérature aux États-Unis. Les ambitions qu’il avait pour son fils ne sont restées qu’à l’état de chimères, brisées par les dettes et les mauvaises fréquentations qu’Henry continue d’avoir. Avec sa langue simple et seulement une poignée personnages, Jakob Guanzon peint la fresque démoralisante d’une société américaine intraitable. On est loin de l’idéal de l’État-providence : ici sans argent, la mort semble être la seule issue possible.
Le personnage principal, Henry n’est pas seul dans cette interminable descente aux enfers. Il a à sa charge un fils, Henry Jr, 8 ans, avec lequel il vit dans un pick-up défoncé. La narration alterne entre passé et présent, les chapitres s’accumulent comme autant d’anecdotes sur la vie misérable d’Henry, entre mauvaises décisions et tentatives de reprendre pied. Sans succès. Le roman s’ouvre dans un McDonald’s aux couleurs criardes, le jour de l’anniversaire de Henry Junior. Henry a 89,34 $ en poche.
Pas d’espoir pour les pauvres
Henry semble toujours s’entourer des mauvaises personnes, pris dans un cercle vicieux. Les figures de mentors sont nombreuses à travers le roman, mais s’avèrent toujours décevantes. Son père meurt tôt, brisé par une vie de labeur ingrate. Al, un personnage débonnaire haut en couleurs l’entraîne dans des combines douteuses au sein d’un groupe de petites frappes, puis dans la consommation, la fabrication et le trafic de drogues. Lucius est évincé de sa vie dans un violent accès de colère, dès que l’usine dans laquelle ils effectuent leur période de réinsertion post-prison ferme.
Il rencontre Michelle, l’amour de sa vie, dans un centre psychiatrique : la relation oscille entre périodes fastes et violentes déceptions. Même lorsqu’il parait vouloir se ranger et vivre une vie chiche, tout s’écroule de nouveau. Comme chez Dave Eggers (Les héros de la Frontière) ou Russell Banks, une sorte de fatalité semble réservée à ces gens mis au ban de la société. Une cynique application de la loi de Murphy : tout ce qui peut mal tourner tournera mal. Guanzon ici n’invente rien. Les auteur·ices américain·es sont nombreux·ses à s’être penché·es sur les questions liées à la pauvreté dans leur pays. Son roman est plus rafraîchissant : il mobilise des personnages issus de l’immigration. Un choix éditorial important et de plus en plus visible sur la scène littéraire américaine.
Le dieu du dollar
« Vivre salaire après salaire, c’est une expérience vraiment, tragiquement trop familière ». Cette affirmation de l’auteur lors d’une interview est matérialisée dans le roman par son découpage des chapitres. Chacun s’ouvre non pas par un titre mais par un montant, qui fluctue entre 0 et 50 000 $. Ces sommes représentent ce que le protagoniste à en poche à ce moment de la narration. Dettes médicales, drogues, essence, logement : les frais s’amoncellent pour Henry à tous les stades de sa vie. Dans les chapitres au présent de sa vie, chaque dépense fait l’objet d’un réflexion cornélienne, rendue encore plus déchirante par les obligations de Henry envers son fils. Elles le poussent à des réactions intransigeantes envers le jeune garçon. Pour finir par ressembler à son père, comme si toute la rancœur qu’il avait eue pour lui à l’époque s’effaçait dans une certaine impuissance. Et amène à des conclusions tragiques.
« Il n’est ni un imposteur, ni un fraudeur. C’est un Américain comme tout le monde, qui a donc droit à tout ce qu’ont les autres. »
Abondance, Jakob Guanzon
Abondance est un premier roman paru en 2021 et salué par la critique américaine, dans lequel Jakob Guanzon infuse dans sa fiction son propre vécu de cette Amérique pauvre. Il déclare à NPR : « Je voulais vraiment puiser dans ma vie au Minnesota. J’ai travaillé dans une équipe de paysagistes au lycée, et j’ai payé mes études en faisant ça : un travail manuel éreintant. » Comme Henry et son père, condamnés à trimer pour quelques dollars à peine suffisants pour couvrir les dépenses liées à l’éducation. Ou à maintenir un train de vie tout juste minimal. Dans ces strates de la société, pas de place pour les loisirs.
Jakob Guanzon signe un roman dont la fin laisse perplexe, et qui laisse un goût d’injustice à ses lecteur·ices. Les envolées lyriques du dénouement empêchent de comprendre pleinement comment l’histoire se termine et certaines personnages manquent de profondeur. Mais finalement, ce qui est réussi et qui touche en plein cœur c’est cette rage stérile de s’en sortir : un roman qui peint « la tristesse en technicolor ».