A l’occasion du MaMA Festival, nous avons rencontré la lauréate du prix Ricard Live 2022. Carmeline s’impose cette année comme l’une des révélations majeures sur la scène rap. Détermination, révolution musicale et identités multiples : on a rencontré cette jeune artiste aux 1000 vies.
Écouter Carmeline, c’est poser le pied dans un univers rétro-futuriste fait d’étrangetés sonores, de vitesse et de précision. Mélangeant les styles musicaux, les langues et les flows, elle n’a pas d’autre choix que de foncer à toute allure sur les prod’ , de casser les portes pour nous parler d’amour et de revanche. Trouvant son nom dans le Mont Carmel, montagne qui surplombe la ville d’Haïfa, Carmeline puise ses inspirations dans les différentes cultures qui l’habitent. Alien et novatrice, la chanteuse compte bien côtoyer le ciel et grimper toutes les marches jusqu’au sommet.
Bonjour Carmeline. Avant de faire de la musique, tu as beaucoup gravité dans l’industrie, tu as notamment fait du chant, de la comédie musicale, mais tu as aussi travaillé dans le management d’artistes. Quelles clefs ces expériences t’ont données pour construire ton projet musical ?
Je savais pas trop quoi faire après le bac, je voulais pas poursuivre mes études. J’avais envie de faire de la musique mais c’était compliqué. Puis j’ai eu une bourse pour faire de la comédie musicale à New-York, j’en avais jamais fait. Je suis partie, je n’avais jamais pris de cours de chant. Ça m’a ouvert les yeux sur l’industrie américaine, Broadway, les paillettes. J’ai débarqué là-bas à dix-sept ans et c’était très difficile, car ils étaient très stricts, très formatés, un peu comme dans l’opéra. Moi, j’étais frustrée parce que j’avais envie d’écrire mes propres sons, de partir loin dans mes délires. Je ne me suis pas retrouvée dans ce show-business. Finalement, j’ai fait une licence de droit pour pouvoir travailler dans l’industrie de la musique. J’ai adoré, je sais, c’est bizarre… mais du coup, j’ai fait un master en management de la musique. J’ai beaucoup appris grâce à cette école et à mon travail dans la boîte Creaminal, qui fait de la supervision musicale. Tout ça m’a permis de rencontrer tous les gens avec qui je travaille maintenant. C’est très important de connaître l’industrie avant d’y rentrer. Sur mon projet, j’ai choisi d’être indépendante sur quasiment tout pour avoir un maximum de contrôle sur mon projet.
Tu es lauréate du Prix Ricard Live 2022, qu’est-ce ce dispositif t’a apporté en tant que jeune artiste émergente ?
Je suis extrêmement reconnaissante. J’étais au début du projet et ça m’a permis de faire une tournée des plus grands festivals de France, j’ai bénéficié d’une visibilité immense. J’ai fais une date avec SCH ! Ça m’a permis de me remettre dans le bain du live, de rencontrer les gens ailleurs que sur internet.
Justement en parlant de live, qu’est-ce que tu as envie que les gens retiennent de toi quand ils sortent d’un de tes concerts ?
J’ai envie qu’ils trouvent ça authentique, car je mets beaucoup d’amour et de travail dans ma musique.J’ai envie qu’ils se rappellent de certaines paroles qu’ils percutent les messages que je lance. Je montre ma culture palestinienne dans mes chansons. J’aime bien quand les gens se reconnaissent, qu’ils viennent me le dire à la fin du concert, qu’ils me disent que c’est innovant et qu’ils n’avaient jamais entendu ça avant.
Dans une chanson, tu dis “je parle, je vais vite, j’ai la notion du temps”. Justement je trouve que dans ton projet, il y a vraiment cette question de vitesse, d’aller vraiment à toute allure, il y a aussi une volonté de cohérence et de précision mais paradoxalement, j’ai l’impression que tu veux aussi prendre ton temps pour faire les choses bien. Comment on fait, selon toi, pour faire les choses vite et les faire bien ?
Je pense qu’il faut être rigoureux, sérieux et focus, déterminé dans tes objectifs. Pour moi, être rigoureuse dans mon art, c’est aussi être rigoureuse dans ma vie personnelle, avoir une bonne hygiène de vie. Quand je prépare mes concerts, je ne sors pas, je bois pas, je fume pas. Pour réussir, il faut que tout ce qu’il y a autour de ton art soit rigoureux et là, tu peux aller vite.
Dans ton projet tu parles beaucoup d’hybridité. Je voulais savoir, qu’est-ce qu’il y a d’alien, de transgressif dans ta musique ?
Déjà, je suis née hybride. Je suis moitié française, moitié palestinienne, j’ai grandi en Autriche, je parle arabe avec mon père, français avec ma mère, mes parents ne parlent pas la même langue donc ils parlent anglais entre eux donc déjà, j’ai grandi dans une hybridité culturelle et linguistique. Forcément, ça laisse des traces dans ma musique. Au départ, je ne le faisais pas autant parce que je pensais que ça allait me bloquer, le fait de mélanger autant de choses. Finalement, je n’ai pas pu échapper à moi-même, je n’allais pas m’empêcher de parler de tout ça juste pour des standards de radio. Je crois que c’est la chose dont je suis le plus fière, que toutes les parties de moi soient réunies dans ma musique. Ça permet aussi aux personnes comme moi de se reconnaître et ça c’est super important.
Dans ta manière de prononcer les mots, de les interpréter, on voit aussi que tu brouilles un peu les pistes des langues. Je pense à la manière dont tu prononces Alien.
Oui, c’est vrai. Petite anecdote par rapport à ce titre, je l’ai écrit sur le fait de grandir en Autriche en tant que franco-palestinienne et de m’être sentie quasiment toute ma vie comme étrangère à ce pays. Presque tous mes potes étaient d’origines maghrébines. Je l’ai appelé Alien car ça parle du fait d’avoir des prénoms qui te mettent dans des cases. J’ai un ami très proche d’Autriche qui a changé son prénom parce que c’était trop compliqué pour lui de vivre sa vie avec un prénom musulman. Alien ça vient du prénom Ali qui est le sien, c’est un hommage à lui et à toutes ses histoires que j’ai pu entendre autour de moi. Le prénom c’est la première chose qui te stigmatise et c’est ça qui te bloque dans pleins de choses, qui te fait alien.
Dans tes morceaux, il y a une vraie recherche dans les sonorités, que ce soit dans les instruments ou dans les prod’ mais aussi dans les voix, les variations de flow que tu utilises. Tu peux me parler de ton processus de création ?
Je travaille depuis cinq ans avec un gars qui s’appelle Alex Grox. On se voit dans son studio et on compose ensemble, moi, je fais les mélos, lui, il rajoute des drums, il affine le tout et je repars chez moi avec les prod’. Après c’est un travail très solitaire, je fais des essais, je passe beaucoup de temps à composer chez moi. Et quand j’ai terminé et validé les sons, je vais au studio et là, je sais exactement ce que je dois faire, j’essaye d’être efficace.
On sent dans ton projet qu’il y a une envie de révolution, de bousculer les genres musicaux, mais aussi d’apporter quelque chose de nouveau. Pour toi, qu’est ce qui rend un.e artiste révolutionnaire ?
Je pense que c’est un artiste qui vient casser les codes, qui s’en fout du marché, qui est honnête avec lui-même, s’inspirer de qui tu es. Pour moi être révolutionnaire, c’est être en marge de l’industrie mais quand même réussir à y rentrer. Les artistes qui débarquent avec des projets totalement barrés qui finalement plaisent au public. Je pense à Freeze Corleone, c’était tellement assumé son projet, on n’avait pas encore entendu ce genre de sonorités, des basses qui vroument dans tes oreilles.
Justement est-ce qu’il y a des mouvements musicaux ou des artistes qui t’inspirent dans cette volonté de bousculer, de créer de nouvelles formes musicales ?
Laylow. Il trouve des concepts à ses albums, réfléchit ses clips, ça se ressent qu’il travaille à fond ses projets, qu’il développe un fil conducteur. Je l’ai vu en concert, visuellement c’est un show à l’américaine, t’as presque l’impression que c’est du théâtre. Pour moi, c’est un artiste révolutionnaire en France, j’avais jamais vu ça avant.
C’est un artiste qui va au delà de la musique.
Oui, pour moi, la musique, ce n’est que dépassements de frontières.
L’identité visuelle rétro-futuriste de ton projet est très travaillée. Tu as notamment travaillé avec le collectif Kourtrajmeuf.
Kourtrajmeuf m’accompagne sur tout le projet. Par exemple, Bastienne me suit sur toute la tournée, elle me filme et fait mes visuels, elle a même performé pendant le Delta Festival. Dès qu’il y a un écran, elle sort sa cassette, on dirait un superhéros sur scène. Je suis aussi accompagnée par un graphiste qui s’appelle Xavier qui a fait mon logo notamment. Pour le clip de Zahir, j’ai fait appel à Sirius qui est issu de l’école Kourtrajmé. J’ai envie de travailler avec le même entourage pour créer un univers cohérent. Toute mon équipe ce sont des ami.e.s en qui j’ai confiance, que j’ai pour la plupart rencontré pendant mes études. Avancer ensemble, c’est trop beau, à chaque projet, à chaque petite victoire on célèbre ensemble.
J’ai vu que tu écoutais beaucoup de musique turque et palestinienne, notamment du rap, est-ce que tu peux nous faire une playlist express de quelques morceaux ?
Avec plaisir. En rap turque, il y a UZI que j’adore. Ensuite, Molotof et Shabjdeed, Jaw Ard tu vas péter un câble quand tu vas écouter ça. Tu peux écouter Ufo361 aussi.