CINÉMALITTÉRATURE

« Les Années Super 8 » – Le couple à la caméra

Copyright Les Fillms Pelleas
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C’est à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes que la désormais Prix Nobel de littérature Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot présentaient leur documentaire Les Années Super 8. Une œuvre qui s’inscrit dans la droite lignée des livres de l’autrice.

Il y a un petit grain sur la pellicule. Les intérieurs sont sombres comme plongés dans une nuit perpétuelle. Les extérieurs sont au contraire surexposés, trop lumineux pour le matériel de l’époque. Ce matériel, c’est une caméra Super 8 flambant neuve, « objet désirable par excellence ».

C’est le début des vidéos amateures, lorsque les vies ( de celles et ceux qui pouvaient se le payer tout de même) commençaient à être capturées sur pellicule. Le charme suranné des vieux films de famille.

Derrière la caméra, il y a le mari d’Annie Ernaux, Philippe. Devant la caméra, un peu gênée, il y a celle qui n’est pas encore écrivaine mais qui sait déjà qu’elle désire écrire, mue par un violent besoin. Pour compléter ce portrait familial, il y a également les deux fils du couple qui aiment faire les pitres devant cette nouveauté, un peu timides parfois.

L’un d’eux, David, en collaboration avec sa mère, a repris il y a quelques années les bribes d’archives laissées par son père, les a sélectionnées et a monté ce qui est devenu Les Années Super 8.

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Une chambre à soi

Philippe Ernaux s’est servi de la caméra pour filmer entre 1972 et 1981, les évènements importants ou banals du quotidien, tels que les anniversaires ou les vacances. La voix et le texte d’analyse d’Annie Ernaux, en voix-off, lient le tout donnant un contexte et une chronologie toute personnelle et politique aux images.

Sur les vidéos, on voit aussi la mère d’Annie Ernaux, en tablier à fleur, cette mère dont elle parle tant dans ses écrits. Et même si on ne fait évidemment pas partie de la famille, le souvenir des textes de l’autrice nous donnent cette illusion pour une heure. Parce que, comme le souligne justement l’écrivaine, « ce sont les gens qui rendent les films touchants des années plus tard ».

Les Années Super 8 se divise en deux pans. D’un côté il y a la sphère privée de la famille Ernaux à la maison, de l’autre, la sphère publique en voyage. Pour tout autre écrivain·e qu’Annie Ernaux, la diffusion d’images de famille aurait été discutée (et discutable).

Mais la vie d’Annie Ernaux est justement sa matière première depuis son texte initial, La femme gelée (1981). Connaître le contexte de la fabrique de l’œuvre analysé par l’autrice elle-même est donc particulièrement précieux pour qui aime ses romans.

Au début des Années Super 8, Annie Ernaux n’écrit pas encore. Le calme apparent de la mère de famille ne laisse absolument pas supposer que celle-ci désire par dessus tout « venger sa race ». Mais pour cela il faut trouver le temps et la place d’écrire. Entre le travail et la maison, elle réussit à se ménager un espace personnel, une « chambre à soi ». On comprend que le film montre la naissance d’une autrice.

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Les années politiques

Le couple Ernaux se classe « parmi la bourgeoisie de fraiche date ». Il correspond en tous points au portrait de la gauche de l’époque : celle qui lit le Nouvel Obs, vote Mitterrand et voyage au Chili. Par hasard, ou pour correspondre à cette bourgeoisie dont il fait partie depuis peu, le couple Ernaux se trouve historiquement au bon endroit au bon moment pour saisir les choses avant leur fin.

Au Chili par exemple, les Ernaux filment des « images d’un pays qui n’existait plus ». C’est le Chili d’Allende, élu démocratiquement en 1970, qui sera destitué par le coup d’État du général Pinochet quelques mois seulement après leur venue.

Après le Chili, la famille visite le Maroc. Là-bas, les touristes sont séparés des Marocains à l’exception du personnel de l’hôtel. Viennent ensuite les voyages en RDA, en Albanie « poussés par le tropisme », en Espagne où l’ETA bat son plein…

Il est aussi question de Londres, de Moscou et de la ville nouvelle de Cergy. Sur ces différents lieux, si divers mais si semblables par leurs métamorphoses, l’écrivaine pose un regard juste. Son analyse met en lumière les violences sociales, les hypocrisies touristiques et les mutations, là où bien d’autres ne verraient que des films de famille.

Les mots de l’Académie Nobel à propos de l’œuvre d’Annie Ernaux permettent de saisir le travail d’une vie. L’Académie suédoise a justement salué « le courage et l’acuité clinique avec laquelle [Annie Ernaux] découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Les Années Super 8 présente une nouvelle facette de la « saisi véritable de la vie et du monde » chère à l’autrice.

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