CINÉMA

Rencontre avec Vasken Toranian – « Je trouve important de se recentrer sur l’humain et sur l’interdépendance »

@JHR Films

Pour son deuxième documentaire, le cinéaste Vasken Toranian part à la rencontre de la famille du cœur du jeune Kaleb. Une famille « recomposée » se battant pour offrir à lui et à sa mère, une identité et un futur décent. Le Monde de Kaleb, sorti ce mercredi en salle, est un film poignant, à voir de toute urgence. Pour l’occasion, nous avons rencontré son réalisateur.

Comment avez-vous rencontré Kaleb et sa famille ? 

C’est un peu le hasard, tout comme l’histoire de ce film. Mon point d’accroche avec cette famille c’était Mehdi, car c’est mon pote depuis le collège, il a arrêté l’école pour faire de la couture pour Jean-Luc. À 14 ans, je rencontre Jean-Luc et à 18 ans il me demande de faire un film sur une veste, qui m’a demandé beaucoup de travail et j’ai d’ailleurs créé ma boite par la suite. 

Des années après, en revoyant Jean-Luc, j’ai vu qu’il était ravagé par le temps, un peu dépressif. Mais j’ai vu un petit gamin qui jouait avec les chutes de tissu lui redonner le sourire. Sa maman faisait le ménage dans l’immeuble et j’ai vu ce qu’ils incarnaient tous ensemble, une famille du cœur. Et c’est un sujet auquel je crois et qui me touche. 

Pourquoi ce film ? Qu’espérez-vous apporter avec ce dernier ?

Ce que j’espère c’est que ça donnera un peu de sourire aux gens, un peu d’espoir, et que ça délivrera un message de solidarité parce que l’on est dans un moment où l’humain est réquisitionné sur lui-même. Le film se concentre sur l’humain. Il ne se concentre pas sur la critique de l’administration même si j’en parle un peu, c’est surtout un film sur la solidarité.

C’est une histoire sur des gens qui ont besoin les uns des autres, qui forment quelque chose qui dépasse leur quête administrative, car ils composent une famille finalement. Je trouve important de se recentrer sur l’humain et sur l’interdépendance. Pour moi, Jean-Luc ce n’est pas un samaritain, il aide mais il se fait aider aussi. Ce qu’il reçoit de Kaleb, Betty et Mehdi, c’est autant que ce qu’il leur donne. 

Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser ce projet ? 

Ça m’a pris 4 ans. Je l’ai filmé facilement pendant 3 ans mais un documentaire ça peut être assez long car on part de notre sujet et on a énormément de rush qui ne nous servent pas au final.

C’est toujours long car il s’agit de raconter une histoire et dans notre cas précis c’était une histoire assez crispée qui dépendait de choix administratifs. Betty, ça faisait 12 ans qu’elle attendait. C’était long mais ça aurait pu l’être encore plus. Donc le temps que l’on a pris provient principalement du tournage et de la résolution de leur problématique. 

Dans le film transparaissent deux sujets, l’autisme à travers Kaleb mais aussi le combat d’une famille pour obtenir les papiers. Vous avez choisi de centrer majoritairement le récit sur ce deuxième point, pourquoi ce choix ? 

Car ce n’était pas le point central. D’ailleurs, l’autisme n’est pas mentionné. Il est question d’un enfant qui l’est dans la vie mais dans le film, on voit principalement quelqu’un qui a un retard de langage et une difficulté à parler de ses émotions. On montre qu’il y a un gamin en difficulté, connecté à la situation de sa maman et on comprend très rapidement l’affection de Jean-Luc pour ce gamin, qui va motiver le combat mené ensuite.

L’autisme aurait pu être dit dans le film, mais ce n’était pas le sujet. Betty ne voulait pas en parler, elle ne souhaitait pas évoquer son passé ou l’handicap de son fils et ce sont des choses qu’on respecte. Ça ne me posait pas de problème car je comprenais son point de vue. La communication de ce mot aurait pu être pire que ce qu’on représente dans la réalité.

Le futur de Kaleb est un enjeu qui motive tous les personnages et tous se réunissent autour de ce gamin pour essayer de faire avancer les choses comme ils peuvent. L’autisme est un spectre immense mais ce que j’aime dans le fait de ne pas le dire c’est qu’on se rend compte que quelqu’un qui est porteur d’autisme, c’est invisible, c’est quelque chose qui ne se voit pas forcément. Les gens ont des a prioris sur les autistes comme des personnes agitées et en réalité ce n’est pas ça. Kaleb a une forme d’autisme de haut niveau qui est un retard de langage, une complexité dans le social, mais finalement quand on le voit, on comprend que c’est plus complexe et qu’il y’a beaucoup de gens dans ce cas de figure. 

On voit que le personnage principal est quasiment Jean-Luc, comment expliquez-vous sa place au sein du film ? 

Pour moi, le monde de Kaleb c’est l’histoire de Jean-Luc. Si je devais résumer le film d’une façon extrêmement factuelle et froide, c’est qu’il s’agit de l’histoire d’un couturier qui se bat pour donner un futur a un gamin en donnant à sa mere une identité. On commence le film avec Jean-Luc et on le termine avec lui. 

C’est là que le documentaire est intéressant car il arrive à raconter une histoire, il ne fait pas le postulat d’une situation qui ne va pas. Le film commence par quelqu’un qui est très seul et pâle, et suite à cette lutte, la personne se transforme et prend soin d’elle. Toute l’histoire a donné un sens profond à la vie de Jean-Luc.

Kaleb c’est l’enjeu, c’est aussi un regard hyper sensible d’un gamin qui donne à des adultes cabossés par la vie beaucoup de dignité. C’est aussi l’histoire de Jean-Luc dont le destin bascule grâce cette bataille et à travers cette affection pure. On s’oppose ainsi à une forme d’anti-misérabilisme. 

©JHR Films

J’imagine que vous avez enlevé plusieurs scènes que vous aviez filmé. Comment choisissez-vous les scènes à incorporer dans le film ? Que cherchez-vous à donner avec ce documentaire ? 

On a déterminé parmi tous les champs possibles, l’histoire qui serait importante, touchante et surtout faisable par rapport à ce qu’on filmait et ce qu’on continuait à filmer. On s’est penché sur l’’histoire d’un couturier qui se bat pour faire en sorte que ce gamin ait un avenir, et donc en sauvant Kaleb, il se sauve lui même.

Une fois qu’on a déterminé que cette histoire est la plus forte, on ressert cet étau au moment du montage en se disant qu’on a entre une heure et une heure et demi pour raconter clairement cette histoire. De plus, je ne souhaitais pas expliquer les choses mais laisser les spectateurs rassembler les pièces du puzzle au fur et à mesure. Donc on a beaucoup coupé, mais c’était nécessaire d’avoir le choix qui a le plus de sens, qui m’a porté le plus et qui a été assumé et suivi. 

Il me semble que c’est la deuxième fois que vous abordez le sujet des réfugiés comme par exemple avec votre court-métrage Soy Pedro Nel Castro. Souhaitez-vous continuer à proposer des films autour de cette thématique et si oui, de quelle manière ?

Je dis souvent que dans le documentaire, on ne choisit pas un sujet, c’est le sujet qui s’impose à vous comme une évidence. Ce qui me plaisait dans ce court-métrage, dans ce rescapé de la crise de Caracas, c’est sa résilience et son sourire hyper communicatif. Le parcours de naufragé me touche personnellement car j’ai des origines arméniennes.

Entre Pedro (Soy Pedro Nel Castro) et Betty (Le Monde de Kaleb), il y’a une opposition entre deux problématiques. Chez Pedro, on est dans la revendication et chez Betty, on est plus sur du tabou. On a ceux qui ne parlent jamais du passé et ceux qui ne parlent que de ça car c’est une forme de catharsis. 

Mon dernier documentaire Jennig, racontait l’histoire d’une couturière de Marseille, c’était une arménienne et là aussi il y avait un travail à son rapport au passé.

Au final, ce serait ridicule de dire que je ne fais pas exprès. Je ne fais pas exprès mais ça me tombe dessus et c’est complètement inconscient. 

Avez-vous des nouvelles de Kaleb aujourd’hui ? 

Bien sûr, car ce sont des proches que je continue à voir. 

J’avais dit à Betty que je ne finirai jamais ce film tant qu’il n’y avait pas une fin heureuse. Je voulais faire une fin heureuse car c’est ça qui leur ressemble, ils avaient une résilience qui donnait le sourire. 

Betty et Kaleb ont déménagé car le fait d’avoir des papiers a débloqué un certain nombre de choses. Elle est sortie de son logement dans le Samu Social, dans lequel ils étaient depuis qu’elle était arrivée en France. Maintenant elle est dans un studio où Kaleb à sa chambre. Il bénéficie désormais d’une prise en charge qu’il ne pouvait pas avoir avant. La vie peut finalement commencer.

Kaleb va devoir faire beaucoup d’efforts pour surmonter son handicap et grandir dans ce monde peu tendre. Betty va devoir se renforcer et aller de l’avant. Elle aura ses proches mais c’est dur de commencer quelque chose lorsqu’on a été bloqué pendant 12 ans.

Betty ce n’était pas une sans papiers. C’était une personne qui n’existait pas sur terre, que ce soit en Ethiopie ou au Soudan. Il n’y avait aucune trace de son existence. Elle était dans une situation où personne ne pouvait lui dire qui elle est et quelle était sa date de naissance. C’est une situation très différente d’un sans papiers. Elle est arrivée à l’administration en demandant un papier qui prouve son existence et on lui demande si elle a une preuve, mais elle n’en avait pas justement. C’était tout le problème.

Il y a certaines personnes qui font des faux papiers pour s’en sortir, mais Betty était paralysée à cette idée car elle ne voulait pas donner une fausse identité à son fils, surtout avec son handicap. Elle n’a pas eu d’autres choix que d’assumer cette situation. On a eu de la chance mais au début c’était sûr que cette situation n’était pas facile. 

Que pourriez-vous dire, pour conclure, sur ces solitudes qui sont montrées à l’écran ? 

S’il y a une question que j’aimerais que le public se pose à la fin, c’est de se demander qui aide qui au final. Jean-Luc, ce n’est pas juste le cliché du samaritain blanc qui aide un petit enfant noir par pur altruisme. Il y a de la bonté dont ils sont tous détenteurs. Jean-Luc a donné un sens à sa vie avec cette bataille. Kaleb l’a sauvé et Jean-Luc l’a sauvé aussi. Selon moi, c’est ça qui est important car on est pas dans un cliché, il y a une aide réciproque. Ils se sauvent tous à travers Kaleb du naufrage de la solitude. C’est pour ça qu’ils sont ensemble, qu’ils ont l’air un peu tarés mais au final on prend plaisir à les regarder.

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