CINÉMA

Rencontre avec Sébastien Marnier  : «  Je voulais filmer des femmes puissantes, aussi vénéneuses soient-elles  »

Portrait de Sébastien Marnier
© Laurent Champoussin

Alors qu’il est l’heure de dire adieu aux promesses du mois de septembre, la monotonie automnale aura-t-elle raison des salles de cinéma ? Le troisième et nouveau long métrage de Sébastien Marnier, L’Origine du mal, ne l’entend pas de cette oreille.

Fort d’une courte mais dense filmographie (Irréprochable (2016), L’Heure de la sortie (2018)), Sébastien Marnier retrouve donc, pour notre plus grand plaisir, le chemin des salles en ce mois d’octobre. Maître ès variations et ruptures de tons, le réalisateur est un véritable artisan du cinéma chez qui conscience de classe et conscience artistique sont tout sauf incompatibles. Rencontre avec ce conteur fou d’images, aussi bien visuelles que sonores.

Dans tous vos longs métrages, vos personnages, principaux comme secondaires, mentent et croient dur comme fer aux récits qu’ils construisent. Qu’est-ce que cela raconte de votre rapport à la fiction ?

C’est effectivement quelque chose qui réunit toutes mes histoires et tous mes personnages. Je ne sais pas exactement d’où ça vient mais c’est toujours quelque chose qui m’a intéressé. Si on fait un lien entre les personnages incarnés par Marina Foïs (Irréprochable), Laurent Laffite (L’Heure de la sortie) et Laure Calamy (L’Origine du mal) dans chacun de mes films, ce sont des gens qui utilisent le mensonge pour pénétrer un autre univers. Ici, en l’occurrence un univers dont ils n’ont pas toutes les clés. Ce sont donc tous les trois des transfuges de classe. Ils doivent pénétrer ce monde bourgeois dont les codes leur échappent.

Le mensonge est une matière à fiction infinie. Les menteurs sont des personnages qui me touchent. J’ai envie de sonder jusqu’où ils sont prêts à aller pour obtenir ce qu’ils veulent. C’est à la fois effrayant et touchant.

Ce statut de transfuge de classe fait écho à votre parcours  ?

Je m’identifie un peu à ces personnages de menteurs, oui. Ils viennent de mon parcours. Sans pleurnicher sur mon sort, j’ai trouvé ça très dur, en tant que jeune prolo du 93, d’avoir accès à ce monde du cinéma français, assez bourgeois parfois, avec ses codes, ses amitiés. Je n’ai jamais trouvé ça simple. Et je resterai toujours ce petit mec des 4000 à la Courneuve. Je pense que ça ne me quittera jamais.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours  ?

J’ai toujours voulu faire du cinéma. Ça s’est matérialisé dès mes dix ans. J’ai été cinéphile hardcore dès mes cinq ans, grâce à mes parents – et à la vie parallèle des vidéos clubs. Ensuite j’ai fait des études d’art appliqué, tout en me disant que j’avais cet objectif de faire des films. La peinture et la photo, à ce moment-là, c’étaient aussi des arts dans lesquels je pouvais mener des projets à bien sans l’aide de personne. Et puis, dans les rêves que j’avais de devenir metteur en scène, je me disais qu’avoir quelques notions d’histoire de l’art, ce n’était pas superflu. Je ne sais pas si c’est bien mais j’ai l’impression d’avoir toujours tout fait dans ma vie pour arriver à cet état de metteur en scène.

Par la suite, j’ai un peu touché à tout, j’ai fait une fac de cinéma et j’ai pu faire trois courts métrages à la sortie de la fac. Évidemment, je me disais «  c’est bon, je vais révolutionner le cinéma français, c’est maintenant, c’est moi  !  ». Et puis, ça n’a pas été si simple que ça, puisque trois de mes scénarios de longs se sont cassés la gueule à des stades assez avancés de la production. Ça a été vraiment dur.

Acteur.ices de L'Origine du mal (Sébastien Marnier) disposés en pyramide sur les marches d'une grande maison bourgeoise.
© Laurent Champoussin
Et entre temps, vous avez écrit des romans.

J’avais une grande frustration, mais aussi une très grande envie d’écrire. Donc j’ai écrit des romans. Et comme il n’y avait pas d’enjeu financier, ça m’a fait beaucoup de bien.

Bizarrement, c’est le fait d’être publié dans de belles maisons d’édition parisiennes qui a changé le regard du monde du cinéma français, si fasciné par la littérature, sur moi. Comme si j’avais été adoubé par Saint-Germain-des-Prés.

Vous étiez enfin légitime à leurs yeux.

Tout à fait. Alors qu’il n’y a pas deux métiers plus différents que romancier et metteur en scène. Moi, ce que je voulais faire en vrai, c’était de l’image. Mais c’est aussi à ce moment que j’ai compris ce que voulait dire cette notion essentiellement française d’auteur-réalisateur. Ça a été une grande formation pour moi.

Et pourtant, quand je vois L’Origine du mal, je n’ai pas l’impression de voir planer l’ombre de la figure omnipotente du réalisateur. J’ai plutôt la sensation d’un travail d’équipe, quasi artisanal avec vos chef.fes de poste.

C’est la raison essentielle pour laquelle j’ai voulu faire du cinéma  ! Il y a certes une certaine cinéphilie, liée à mon état psychique mais aussi géographique. Mais étant un gamin très solitaire, pas très intégré, j’ai eu envie de faire du cinéma parce que c’était l’art collectif par excellence.

J’ai toujours eu besoin, et envie, d’être un chef d’équipe quand même. Tout en restant le premier fan des gens avec qui je travaille. Maintenant, il y a quelques chef.fes de poste avec qui je travaille depuis un moment. Je fixe des caps évidemment, et sur L’Origine du mal, l’ambition artistique et plastique était très forte. Mais je suis fasciné par le fait de les regarder travailler et fabriquer le film avec moi. C’est la chose, pour moi, la plus jouissive. C’est presque extatique. Même si on n’est pas des petits films de voyous, on n’a pas tant de budget que ça. Mais on veut pouvoir se dire qu’on arrive à fabriquer cette espèce de rêve et de vision que j’ai pu avoir en mettant tout l’argent qu’on a au bon endroit.

Quand on pense grande famille bourgeoise dysfonctionnelle, on peut s’attendre à un film dans le droit héritage d’un certain cinéma français, emmené par Claude Chabrol. Et en même temps, il y a quelque chose de très contemporain dans L’Origine du mal. Même si toutes les relations féminines s’organisent autour de l’unique homme du film, la figure du patriarche (Jacques Weber), les femmes, d’abord rivales, deviennent alliées.

Oui, il est question de sororité. L’enjeu, c’était évidemment de faire un film de famille mais aussi, et surtout, de filmer la fin d’un monde. Il y a la figure du patriarche, diminué après un AVC, qui symbolise ça. Et il y a aussi toute cette immense maison en déliquescence. Et puis, au contraire, comme vous dites, il y a toutes ces femmes qui se reconstruisent en opposition à lui.

L’idée était de mettre en scène toutes ces relations différentes entre les femmes, qu’elles soient mère, fille, belle-sœur, petite-fille ou encore amantes. Ce qui les unit c’est cette figure paternelle tout en étant contre, à certains endroits, l’injonction à faire famille. Et pourtant elles sont encore là, puisque Louise aurait pu partir depuis longtemps, ce qu’elle n’a pas fait.

J’avais cette idée de tableau de fin, de gynécée avec toutes ces femmes entre elles. Avec l’inclusion de la bonne, qui fait bizarrement partie de la famille. Je voulais filmer des femmes puissantes, aussi vénéneuses soient elles. Et qui, sûrement, règlent à leur manière cette figure patriarcale.

Laure Calamy et Jacques Weber sur le tournage de L'Origine du mal.
© The Jokers
Vous parlez de la fin d’un monde, et en même temps, j’ai l’impression que L’Origine du mal est légèrement plus cynique que L’Heure de la sortie, notamment en raison de sa fin.

La question du déterminisme est au centre de ce que j’écris. C’est si difficile d’échapper à sa classe sociale. Ça rejoint ce qu’on disait  : ces femmes sont toutes là ensemble, alors qu’elles ont eu l’occasion de partir.

J’espère que ce n’est pas cynique. Et en même temps c’est quelque chose qui est impalpable et extrêmement complexe. Dans le film, on a quand même des membres d’une famille qui ne cherchent qu’à la fuir et une femme qui ne rêve qu’à en avoir une.

J’ai l’impression d’avoir un regard bienveillant sur toutes ces personnalités, quand bien même elles sont monstrueuses. C’est en tout cas comme ça qu’on les a fabriquées avec mes actrices.

On parle souvent de mise en scène visuelle, mais vous portez une attention particulière à la mise en scène sonore et musicale. Pouvez-vous évoquer le processus de travail qui a abouti à cette véritable architecture sonore très organique  ?

C’est l’une des choses que j’aime le plus fabriquer. Toujours parfois un peu en réaction, car je trouve la mise en scène sonore dans les films français très faible, voire inexistante.

Pour moi, le son et la musique au cinéma, c’est ce qui me laisse une empreinte indélébile du film. Quand il n’y a pas de travail sonore exigeant, je reste toujours un peu sur ma faim. Ce n’était donc pas un caprice mais une grande envie de travailler avec toute l’équipe de techniciens sonores qui travaille avec Denis Villeneuve. On a été travailler au Québec avec eux sur quelque chose d’organique, oui, de sous-terrain. Notamment pour les moments dans les sous-sols de cette grande demeure.

Et puis on a fait tout un travail musical avec Pierre Lapointe. Je voulais construire le film musicalement en trois actes. Un premier acte qui commence comme une répétition d’orchestre  : tous les instruments s’accordent. On part presque vers quelque chose d’opératique. On est dans le registre de l’ambiance. Un deuxième acte, à partir de la première grosse révélation, qui lorgne clairement du côté des thrillers des années 1980-90 avec les synthés. Dario Argento n’est jamais loin  ! Et puis un troisième acte, où on va vraiment vers la tragédie. On s’autorise tout un travail de cordes pour assumer au premier degré tout l’aspect mélodramatique du film. Et donc on va se vautrer dans un déluge de cordes. C’est pour cela que j’espère que ce n’est pas cynique  : on fait tout au premier degré.

Et à la fin, cerise sur le gâteau, je m’autorise ce plaisir un peu désuet de la chanson originale pour un générique de fin. Tout est mené par le désir et le plaisir.

Dans L’Heure de la sortie comme dans L’Origine du mal, l’antisémitisme est explicitement convoqué par une injure.

Dans L’Origine du mal, on parle de cette grande aristocratie française qui s’écroule. Je voulais montrer qu’il y a quelque chose qui n’est toujours pas réglé de ce côté-là. Serge (Jacques Weber), le patriarche donc, le dit avec le moins de scrupule possible. Il y croit fermement. Et dans L’Heure de la sortie c’est un enfant de quinze ans qui profère l’injure. On est du côté de la transmission qui souligne aussi que l’antisémitisme perdure.

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