L’Évaporée réussit le tour de force de s’aventurer, avec habilité, dans le genre du roman tout en l’ouvrant à l’hybridation et à la pluralité des expériences. Histoire écrite à quatre mains, elle dit la douleur et la difficulté de la séparation vécues par deux femmes qui s’aiment.
Wendy Delorme et Fanny Chiarello se rencontrent pour la première fois en 2018 au Salon du Livre du Mans mais ce n’est qu’en 2021, après la rupture de Fanny, qu’elles ont l’idée d’écrire un texte à quatre mains. Cette histoire, écrite en chœur, s’orchestre selon deux partitions qui se répondent. Chaque chapitre alterne entre le point de vue de l’une et celui de l’autre. Fanny suit la ligne de vie de celle qui reste (Jenny) et Wendy de celle qui est partie (Ève), l’évaporée. Cette dernière est partie pour un reportage sur la vie en collectif d’un groupe autogéré alors qu’elle avait promis à Jenny de quitter Paris pour venir s’installer avec elle. Pourtant, elle part sans donner d’explication.
Ève vit à Paris et est mère de deux enfants. Jenny n’a pas le même mode de vie et habite à la campagne. Elles se rencontrent lors de la publication du livre de Jenny. Cette dernière est interviewée par une journaliste quand Ève se joint soudainement au groupe. Jenny, chamboulée par cette personne survenue de nulle part, lui dédicace son ouvrage laissant son numéro à l’intérieur. Mais il faudra que deux ans passent, pour qu’elles se revoient et que l’évidence s’impose : leur amour.
Douleur de l’absente
Cette histoire d’amour est narrée depuis son point de rupture. Elles racontent, dans une analepse enroulée, comment elles s’aiment mais sont rattrapées par les fantômes de leurs histoires passées. Elles s’aiment mais les blessures n’ont pas été pansées et suintent toujours. Jenny aime Ève et lui témoigne son amour par des gestes tendres et une demande officielle en mariage. Pourtant, Ève disparaît soudainement. Pourquoi ne reste-t-il alors que le « pourquoi de l’absence » ? Les auteures consacrent leurs mots à cette absence, obsédante et douloureuse.
L’histoire débute deux mois après qu’Ève et Jenny se soient séparées et que cette dernière commence tout juste à reprendre le goût de vivre. Après l’apnée, petite agonie, la vie revient comme on réapprend à respirer et les mots peuvent trouver une place. Temporairement. Alors, elles disent, chacune, le premier contact, les signes qui en disent long, la séparation qui fait naître la remémoration des événements passés, le quotidien qui se délite, l’espoir du retour, le renoncement puis la nécessité : survivre, réapprendre à vivre, à aimer alors que tout ramène à l’autre, déjà plus là.
Cette histoire ausculte la dimension d’absolu qui travaille l’amour et questionne le hasard et la nécessité qui poussent deux êtres à se rencontrer puis à s’aimer.
Faire vivre par l’écriture
La dévastation et la blessure sourde du deuil est aussi au centre du livre. Comment faire avec les pensées qu’on a pour celle qu’on a aimée et qui n’est plus ? Les histoires se télescopent. L’histoire d’Ève avec Jenny se brise soudain sur le souvenir d’un amour passé et dont elle n’a pas fait le deuil. Fred, la femme de son ancien prof de philosophie, journaliste, a écrit un livre sur elle puis est morte. Comment continuer à vivre avec cet impensé-là ? « Qu’on me laisse tranquille, je veux veiller à mes mortes à ma manière à moi. En silence, en dedans ».
L’écriture des deux auteures se façonnent l’une avec l’autre, dans la caresse de la rencontre. Leurs écritures font œuvre ensemble sans s’opposer mais en s’imbriquant, se relayant, se faisant signe. Elles défendent une écriture en brèche qui ose les bifurcations et les proliférations. Elles dépeignent des êtres au bord, qui sortent des cadres, sans jamais oublier d’interroger la difficulté qu’il y a à écrire sur celle que l’on a aimé, ce qu’on lui vole, ce que l’on risque de lui prendre ou d’abîmer en écrivant.
L’Evaporée c’est l’amoureuse enfuie mais c’est aussi la vie qui échappe. Alors, il y a l’écriture pour tenter de raccrocher quelque chose d’une vérité d’un ce-qui-a-été-partagé. Le personnage de Jenny en parle en ces termes, et cela tombe juste :
Ces instants où l’infini rayonne au creux de ma paume échappent à tout enchaînement que l’on pourrait appeler histoire, il n’existe plus rien de tel mais seulement une succession de moments sans rapport de causalité (…) alors je me sens libre, pleine et sacre.
L’Evaporée de Wendy Delorme et Fanny Chiarello, Cambourakis, 18euros.