Après La saga de Grimr (2017) et Penss et les plis du monde (2019), Jérémie Moreau est de retour avec Les Pizzlys, un voyage initiatique qu’il situe en Alaska.
Depuis l’Islande de La saga de Grimr, BD qui lui a valu le Fauve d’or au Festival d’Angoulême en 2018, Jérémie Moreau s’attache à peindre le vivant sous toutes ses formes. Avec Les Pizzlys, il s’éloigne des volcans islandais pour s’aventurer dans le froid d’Alaska. Et pour effectuer ce voyage, l’auteur se place notamment sous l’égide de l’anthropologue Nastassja Martin, comme le montrent de nombreux indices et la note de fin qui cite son livre Les âmes sauvages (2016) parmi les sources d’inspiration du bédéiste. Déjà, dans Penss et les plis du monde, c’était la lecture de Gilles Deleuze et Le Pli. Leibniz et le Baroque (1988) qui guidaient sa bande dessinée.
L’histoire des Pizzlys est simple et commence comme beaucoup de récits de changement de vie : par un ras-le-bol. Depuis la mort de sa mère, Nathan élève seul sa petite sœur Zoé et son petit frère Etienne. Pour rembourser tous les crédits contractés auprès des banques (écoles privées, appartement, voiture pour son travail), il s’épuise la nuit en étant chauffeur Uber, accroché à son précieux GPS sans lequel il est perdu. Un soir, il prend dans une course Annie qui doit se rendre à l’aéroport. Sans batterie impossible de suivre son chemin : il panique et provoque un accident de la route. Annie les convainc alors, lui et sa petite famille, de tout laisser pour la suivre en Alaska, sa terre natale, où elle rentre après des décennies passées en France pour un homme.
Into the wild
Le « pizzly », ou encore « grolar » ou « grolaire » est le triste emblème du changement climatique : comme l’indiquent ces mots valises contractés entre ours polaire et grizzly, il s’agit d’un nouveau type d’ours, encore rare mais bien réel qui résulte de l’hybridation entre ces deux mammifères. Avec la fonte des glaces, les ours polaires émigrent de plus en plus vers le Sud et finissent par rencontrer leurs cousins, les grizzlys. Dans la fiction, à peine arrivé en Alaska, le petit groupe en voit un de loin.
Dans Les Pizzlys, la beauté de l’Alaska ne saute pas aux yeux. Au contraire, alors que Jérémie Moreau nous avait habitué à une nature majestueuse, hostile ou touffue, ce n’est pas le cas ici. La ville d’abord, dans laquelle la berline de Nathan roule de nuit, donne une impression de froideur géométrique, même quand elle est teintée de couleurs chaudes. Comme le souligne Annie : « la ville est toxique, elle vous rend malade ». Mais l’Alaska ne remplit pas de suite sa promesse d’antidote. La beauté des lieux n’est pas soulignée.
Il s’inspire peut-être de l’expérience d’autres. En arrivant à Fort Yukon, Alaska, Nastassja Martin décrit « un village qui ressemble à une île en ruine après la guerre dans un océan d’épineux » (Les âmes sauvages). Elle explique aussi la misère des habitant·es privé·es de chasse, les conflits avec l’usine d’exploitation pétrolière et les ravages de l’alcool. C’est à demi-mots ce que retranscrit Jérémie Moreau dans sa BD, non pas avec un regard d’anthropologue, mais celui d’un artiste.
Mythe fondateur
Dans La saga de Grimr, un vieux scalde (autre nom des poètes islandais) décide de raconter les aventures de Grimr pour en faire une saga, créant un des mythes fondateurs de l’île. Dans Le discours de la panthère (2020), publié aux éditions 2024, les animaux prennent la parole dans de courtes histoires. Avec Les Pizzlys, Jérémie Moreau mêle histoire mythique et parabole. Les ours parlent en rêve à Zoé ou à Nathan et les légendes fondatrices de l’Alaska forgent peu à peu leur nouvel imaginaire. Un dialogue qui n’est pas sans rappeler, encore une fois, un autre récit de Nasatassja Martin, Croire aux fauves (2019). Annie dira même que cette nouvelle ère causée par l’anthropocène « ressemble au temps du mythe ». Un temps où les cartes se remélangent. Moreau fait ainsi écho aux propos de l’anthropologue française :
Dans ce recoin de taïga subarctique au nord-est de l’Alaska, dans ce village délabré où se dit toute la détresse d’hommes qui tentent de continuer à exister, viennent se cristalliser toutes les problématiques du monde moderne, qui se mêlent étrangement aux histoires des temps d’avant en leur donnant une tonalité nouvelle.
Nastassja Martin, Les âmes sauvages, éditions La découverte, version poche, p. 17-18
Le scénario de Jérémie Moreau ne fait malheureusement pas preuve d’une grande inventivité si on le compare à tous les récits sur le même sujet. Mais il faut lire Les Pizzlys à la lumière des œuvres théoriques qui l’ont inspirés pour en apprécier pleinement le contenu : Cerveau augmenté, homme diminué (2016) de Miguel Benasayag, Les âmes sauvages de Nastassja Martin et l’article « Retour du temps du mythe » que cette dernière a co-écrit en 2018 avec Baptiste Morizot.
Les Pizzlys de Jérémie Moreau, éditions Delcourt, 200 p., 29€95