LITTÉRATURE

« Où es-tu, monde admirable ? » – Ultra moderne spleen

© Editions de l'Olivier
© Editions de l'Olivier

Avec son nouveau roman, Où es-tu, monde admirable ?, Sally Rooney continue d’explorer les relations humaines, qu’elles soient amicales ou amoureuses. Un nouveau récit doux-amer, qui met en lumière la beauté et la vanité de la vie.

Alors que vient d’être adapté en série son premier roman Conversations entre amis, le troisième ouvrage de Sally Rooney Où es-tu, monde admirable ? paraît en France. C’est la déferlante Normal People (également adapté en série) qui a propulsé pour son plus grand étonnement au rang d’autrice star la jeune Irlandaise. Il n’y a donc aucun changement de formule avec ce nouveau livre qui adopte le même ton et les mêmes sujets que les précédents : deux couples se rapprochent et s’éloignent, formant des paires amicales ou amoureuses. Mais c’est avec plaisir que l’on reprend une bouchée de cette recette si bien maîtrisée. Dans ce nouveau livre, les lycéen·nes et étudiant·es de Conversations entre amis et Normal People ont laissé place à de jeunes adultes dans la vie active, prenant de l’âge au même rythme que leur autrice.

D’abord, il y a Alice. C’est une écrivaine à succès qui s’est retiré dans la campagne irlandaise après un bref séjour en hôpital psychiatrique. La célébrité lui est tombée dessus sans qu’elle ne s’y attende à la sortie de son premier roman : « Qu’est-ce que les livres gagnent à être liés à ma personne, à mon visage, à mes particularités et toutes leurs caractéristiques déprimantes ? » demande t-elle dans une lettre adressée à Eileen. Eileen, sa meilleure amie est restée à Dublin où elle travaille pour une revue littéraire. Elle vit une relation fluctuante avec Simon, un ami d’enfance qui travaille dans la politique. Enfin il y a Felix qui a fait la connaissance d’Alice sur une application de rencontre.

Dans leurs échanges, par mail, SMS ou dans leurs conversations, les deux amies semblent se heurter au même spleen. L’argent, le confort, l’intelligence et le succès ne manquent pas, mais aucune ne parvient à être pleinement enthousiasmée.

Vanités 2.0

C’est au détour d’une phrase.que Rooney mentionne James Joyce. Alice est en voyage promotionnel à Rome et Felix l’accompagne. Lors d’une lecture dans un festival littéraire, on lui pose des questions sur « le féminisme, la sexualité, l’œuvre de James Joyce, la place de l’Église catholique dans la vie culturelle irlandaise ». Autant de points qui parcourent le roman de façon sous-jacente mais entêtante. Sally Rooney a toujours pris ses distances avec ses personnages, les regardant évoluer de loin sans que leurs réflexions ne soient directement décrites. Avec Où es-tu, monde admirable ?, elle pousse le curseur un peu plus loin. Son style se fait encore plus laconique qu’auparavant, notamment dans les descriptions qui ponctuent le récit comme autant de natures mortes ou de vanités picturales.

Par la petite fenêtre au-dessus de l’évier de la kitchenette et la plus grande à l’opposé, dans le salon, ce qui restait de lumière du jour caressait différentes surfaces : le bac de l’évier argenté au fond duquel se trouvait une assiette et un couteau sales ; la table de la cuisine parsemée de quelques miettes […] des bibliothèques, des lampes, un échiquier sur la table basse avec ce qui semblait être une partie en cours.

Où es-tu, monde admirable ? Sally Rooney

Plus qu’à Schiller (puisque le roman doit son titre au poème allemand « Les Dieux de la Grèce »), c’est peut-être dans la nouvelle « The Dead » dans Gens de Dublin (1914) qu’il faut trouver un indice de paternité. À la fin de la nouvelle, Joyce décrit la neige qui tombe doucement, recouvrant les vivants et les morts. Cette célèbre fin, rappelle les vanités qui représentent allégoriquement la fragilité humaine. Mais dans ce troisième roman, Rooney cite de nombreuses œuvres comme pour un jeu de piste littéraire. Faut-il comparer le quatuor de Où es-tu, monde admirable ? avec celui de La Coupe d’or (1904) ? Ou relire le livre à travers le prisme d’Audre Lorde et de ses Usages érotiques (1978), ou encore d’Anna Karénine (1885) ?

Comme dans ses précédents livres, Sally Rooney choisit la polyphonie. Ce kaléidoscope de points de vue lui permet de saisir l’angoisse de ses contemporain·es. Elle n’hésite pas non plus à souligner la place centrale des réseaux sociaux dans les vies et les échanges de ses personnages. Elle s’attache ainsi à décrire ce qu’il y a de plus banal dans la vie. Peut-être afin de mieux la comprendre et de la faire pleinement apprécier.

Où es-tu, monde admirable  ? de Sally Rooney (trad. Laetitia Devaux) , éditions de l’Olivier, 384 p., 23,50€

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