LITTÉRATURE

« En Salle » – La vie chronomètre

Premier roman de Claire Baglin, En Salle est l’histoire écrite à la première personne d’une narratrice qui alterne entre le récit de son quotidien en tant qu’employée dans un fast-food et les réminiscences de son enfance.  

«  J’ai terminé une salade en 160 secondes. Sur l’écran qui m’indique ce que je dois préparer, les secondes s’affichent en rouge à partir de 199 et continuent de défiler tant que je n’ai pas appuyé sur l’écran tactile  ».  Le récit se construit dans un jeu en ping-pong où les tâches effectuées par la narratrice dans ce fast-food font ressurgir des épisodes de son enfance, et tout particulièrement le souvenir d’un été, en vacances au camping, avec sa famille. Déjà gamine, elle jouait à la caissière, scannait les articles et annonçait l’augmentation du prix du granita bleu. Le présent est lourd de tous ces souvenirs qui reviennent de façon désordonnée, alors que la narratrice enchaîne les missions que son job lui demande et qui la fait se transmuer peu à peu :

J’effectue quelques pas et mon corps retrouve ma démarche d’équipière, ces larges pas décidés et machinaux qui semblent s’attraper après plusieurs mois. 

Le travail enchaîne

Son expérience au sein de la fameuse chaîne de restauration rapide fait écho, tout au long du texte, au travail de son père à l’usine. Elle analyse les conditions matérielles du travail et détaille la psychologie de l’emploi. 

Pour l’entretien d’embauche, il faut motiver son profil, savoir identifier ses défauts pour pouvoir les combattre. Pour travailler, il faut accepter la cadence militaire, les battements incessants de portes, les bip bip des minuteurs, les prises de postes, les changements de tenues, les injonctions du manageur, l’accélération infernale du rythme. 

Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. 

L’autrice passe aussi au crible les effets délétères d’un langage qui s’appauvrit comme peau de chagrin. Les diminutifs, comme « mana » pour manager, sont plus rapides à prononcer et font plus cool selon les supérieurs. Les anglicismes incompréhensibles se multiplient. Voilà comment l’une de ses collègues lui explique le fonctionnement d’une des innombrables machines   : «  En fait, quand ça bipe comme ça, le message d’erreur, shake remp, ça veut dire qu’il n’y a plus de lait ,donc tu vas dans le posi en chercher  ». Les jours sont répétition du même, bien que dans ce monde clos du fast-food, la narratrice connaît une lente ascension de poste en poste, en passant du drive-in, à la salle puis à l’espace-café.

Le rêve de l’enfance

En parallèle de ce boulot, l’autrice décrit le pays de son enfance. Il y a les centres commerciaux, les coups de sangs entre ses parents, la relation avec son frère, les paysages rythmés par des aires d’autoroutes, les départs en vacances. Claire Baglin décrit notamment la découverte pour la narratrice du fast-food alors qu’elle revient de vacances familiales passées au camping.

Quand la famille pénètre dans ce lieu, le père, Jérôme, reste bouche bée face aux questions banales que lui adresse celle qui doit prendre sa commande. Sandwich-accompagnement-boisson.  Les panneaux lumineux, qui présentent les différents menus, fascinent les enfants mais restent incompréhensibles pour celui qui ne s’est rendu dans ce genre d’endroit qu’une seule fois, alors qu’il était étudiant.

C’est une «  capitulation parentale  » que d’avoir cédé au désir des marmots. On frôle le scénario catastrophe entre l’inintelligibilité du processus (commande, préparation, attente, dégustation) et l’inquiétude face au prix de la nourriture. Pourtant, les enfants ont des étoiles dans les yeux. Ils sont béats. 

L’écriture au quotidien

L’auteure dépeint la fatigue de la vie, les regards dans le vide, le manque d’argent, les poux dans les cheveux, dans une écriture qui dit la violence des rapports. Au fur et à mesure du récit, la cadence s’accélère, l’impatience et la colère s’installent et le temps s’emballe. Ses mots sont précis et incisifs, ses formules percutantes. Elle parle d’ailleurs de ce travail du texte au travers de son personnage principal qui, elle-même, raconte avoir commencée à écrire des histoires dès son plus jeune âge :

Dans la boite à gants, j’attrape un stylo et poursuis l’histoire imaginée chez ma grand-mère et qui n’appartient qu’à moi. L’héroïne s’appelle Natacha, elle vit dans une cabane au cœur de la forêt mais rentre le soir pour dormir chez ses parents. (…) Plus tard je recopie l’histoire sur l’ordinateur familial, celui qui trône au milieu de la chambre de mes parents. (…) Mais, quand je retourne à l’ordinateur, l’histoire que j’étais en train d’écrire a disparu. 

En Salle de Claire Baglin, récit au présent d’un passé qui ne passe pas, célèbre la puissance émancipatrice de l’écriture.

En Salle, Claire Baglin, Editions de Minuit, 16euros.

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