En essayant de montrer les horreurs indicibles auxquelles sont soumis les travailleurs humanitaires, Tiago Rodrigues met en scène une pièce verbeuse, trop épurée et politiquement intenable.
« Ah, vous voulez faire une pièce là-dessus ? Ça n’est pas très intéressant ! ». Au bord d’une scène entièrement recouverte d’une immense bâche blanche, deux hommes et deux femmes se tiennent face à leur public, droits comme des piquettes, dans des tenues colorées. Un silence, l’un d’eux pouffe d’un rire mesquin, avant de répondre à une question. Les quatre, alignés en rang d’oignons, répondent en fait aux questions d’un intervieweurs imaginaire.
Ce dernier, qui envisage de faire une pièce de théâtre sur les travailleurs humanitaires de la Croix-Rouge, désire en apprendre plus sur le quotidien de ceux « qui ne sont pas des héros ». Leurs motivations, leurs parcours, les déconvenues, les choses affreuses dont ils sont forcément témoins dans le cadre de leurs missions.
Cet interlocuteur fantôme auquel les comédiens s’adressent n’est autre que Tiago Rodrigues, nouveau directeur du festival d’Avignon. Metteur en scène omniprésent en cette rentrée à Paris – une pièce présentée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe et deux au théâtre des Bouffes du Nord pour le festival d’Automne.
Après son adaptation de La Cerisaie de Tchekhov qui avait fait l’ouverture du festival d’Avignon puis tourné à Paris, Rodrigues change d’objet et s’essaie à l’écriture de son propre texte. Le dramaturge et metteur en scène, pour cette composition, a échangé avec plus de trente humanitaires partis en mission dans des pays en crise pour diverses missions, allant de la famine à la guerre.
Dans la mesure de l’impossible se veut être une restitution sensible de ce métier extraordinaire. D’abord, l’échange avec les travailleurs et leurs réactions épidermiques lorsque quelqu’un tente de s’intéresser à leur métier. « Nous ne sommes pas des héros », « Il y a peu à dire », balaient-ils d’un revers de la main avant de, au fur et à mesure, se dévoiler, parler de leurs motivations, puis de faire le récit de ce qu’ils ont vu en mission.
Lorsque ce qui a été vu ne peut plus être dit, une musique faite de gong et de percussion prend le relais. Ce qui ne peut pas être dit est joué. Le son est violent, aussi insupportable pour les oreilles que les mots auraient pu l’être pour l’esprit.
Traversée problématique
Cette traversée dans le souvenir de ces quatre protagonistes est, on le comprend, douloureuse. Il y est questions de scènes de guerre, un enfant à l’article de la mort à qui le médecin transplante son propre sang, de choix à faire entre plusieurs enfants à sauver. Ces récits glaçants sont récités en français, en anglais, parfois avec grande émotion. D’autrefois avec une pointe de cynisme, censé illustrer la déshumanisation de ces travailleurs.
L’une des comédiennes, qui raconte le parcours d’une humanitaire partie « dans l’Impossible », sans vraiment savoir à quoi elle s’attendait, se souvient des semaines passées sans se laver les cheveux puis l’impression de les avoir toujours sales à son retour. L’intégralité de la pièce se déroule comme ça, du point de vue des humanitaires, qui ne prennent jamais de distance sur l’objet dont ils parlent.
C’est ici la limite de l’exercice, il paraît délirant d’égoïsme quand la pièce prend le parti pris de se concentrer sur les états d’âmes des humanitaires traumatisés, qui n’ont jamais un mot pour les habitants de « l’impossible », qui sont les véritables victimes de l’horreur. Le texte adopte sans jamais le quitter ce regard occidental, d’enfants gâtés.
On peut d’ailleurs s’interroger sur cette dichotomie entre « le possible » (entendre ici : les pays occidentaux). D’où viennent les travailleurs humanitaires, et « l’impossible », ces territoires que l’on appelait autrefois pays du Sud, que Tiago Rodrigues dépeint dans son texte comme des zones de barbarie ininterrompue.
Il n’est jamais question que des traumatismes des personnages, qui ne semblent jamais ressentir que des émotions négatives au contact de ces populations qu’ils sont venus secourir. Rodrigues veut prendre l’humanitaire à rebours. En décrire les failles et les vices, il semble réaliser malgré lui une caricature aberrante de la moitié du monde.
Lorsqu’il a été nommé pour diriger le festival d’Avignon, le dramaturge rappelait ses origines portugaises et sa volonté de faire un théâtre européen, fédérateur au-delà des frontières. Il eut été appréciables que ce théâtre dépasse les frontières du Vieux Continent. Dans la mesure de l’impossible en eut été moins obscène.
Dans la mesure de l’impossible, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, 17e arrondissement de Paris. Du 20 septembre au 14 octobre 2022.