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Rencontre avec Louise Morel : « Le lesbianisme m’a permis de déplacer mon regard sur tout un tas de sujets »

Louise Morel
Louise Morel © Moritz Reininghaus

Après un premier roman remarqué sur le monde de l’entreprise, la romancière Louise Morel signe avec Comment devenir lesbienne en dix étapes un guide pratique pour toutes les lesbiennes en devenir.

On pensait avoir tout vu en terme de développement personnel, mais c’était sans compter sur la malice de Louise Morel. La romancière, « devenue » lesbienne « sur le tard  » (autour de ses trente ans), après une longue relation hétérosexuelle, signe aux éditions Hors d’Atteinte un guide pratique, malicieusement intitulé Comment devenir lesbienne en dix étapes. Un ouvrage ludique et passionnant dans lequel l’autrice mêle témoignage et connaissances concrètes (où rencontrer des femmes lesbiennes ? comment se vêtir pour faire comprendre aux autres femmes que l’on est soi-même homosexuelle ? etc) pour venir en aide à toutes les hétérosexuelles qui, comme elle, souhaiteraient s’engager sur les chemins ensoleillés du lesbiannisme sans savoir comment s’y prendre. Interview.

Sur la quatrième de couverture de votre livre, on peut lire : « De plus en plus de femmes se rendent compte que l’hétérosexualité est une arnaque.  » Que voulez-vous dire ?

Avec le mouvement #MeToo et les mobilisations féministes qui ont suivi, il y a eu une prise de conscience que l’hétérosexualité pouvait être écrasante pour une majorité de femmes : l’hétérosexualité relève du régime politique, et pas simplement de la belle histoire d’amour entre deux individus. J’y vois une arnaque dans la mesure où cet état de fait est présenté comme naturel, et même s’il peut être motivé par de beaux sentiments, il est aussi le fruit d’un contexte sociopolitique : le patriarcat.

Pourquoi avoir choisi d’écrire un guide, sur le mode du développement personnel ?

En regardant ce qui existe dans le champ de la littérature lesbienne, j’ai constaté qu’il existait déjà un certain nombre d’ouvrages théoriques sur le sujet, comme ceux d’Adrienne Rich qui évoquent la contrainte à l’hétérosexualité dès les années 80, Monique Wittig qui parle de lesbiannisme politique à la même époque, et aujourd’hui Juliet Drouar, qui parle de sortir de l’hétérosexualité. Les essais ne manquent pas. En revanche, il m’a semblé qu’il manquait au débat certains éléments très concrets : ce que cela veut dire pour une personne de sortir de l’hétérosexualité, comment le faire, s’il est possible de devenir lesbienne après avoir été hétéro… C’est de ce constat qu’est née ma volonté d’écrire un guide, pour donner les informations qui m’ont manqué et que ce ne soit pas redondant avec ce qui existe déjà.

Votre titre parle de « devenir » lesbienne, non pas de l’être. Il fait écho à votre propre parcours personnel – vous avez plus ou moins décidé de changer d’orientation sexuelle sur le tard, à trente ans, après des années de vie de couple hétérosexuelle. Pouvez-vous détailler ce cheminement ?

Il y a deux questions qui sont différentes : celle du choix et celle du changement. Celle du choix est un point qui crispe beaucoup de gens, que les personnes soient hétérosexuelles ou pas. Quand on dit que l’on fait un choix, on peut penser que cela justifie les discours homophobes, qui jugent l’homosexualité comme un caprice que l’on pourrait « corriger ». Ça n’est pas mon propos. Cependant, je pense que l’homosexualité n’est pas pour tout le monde quelque chose qui nous tombe dessus. L’hétérosexualité n’est pas un absolu, et c’est important de dire que même si on l’est ou pense l’être, cela ne signifie pas qu’il n’y a aucune chance que l’on puisse changer.

Dans cet ouvrage, vous évoquez notamment la « contrainte à l’hétérosexualité », qui peut empêcher certaines femmes attirées par des femmes de développer des relations lesbiennes. Comment s’exerce cette contrainte ?

Concrètement, quand l’on est une femme, la seule possibilité semble de se mettre en couple avec un homme. On ne sait même pas qu’être lesbienne est une possibilité valable, et parallèlement, les remarques des parents, des adultes (« ah, ils sont amoureux ! », en parlant de deux enfants qui jouent) et des pairs instaurent une culture sexiste, qui conduisent à la situation actuelle, dans laquelle les filles n’ont de la valeur que si elles sont adoubées par les garçons et les hommes, au terme d’une compétition pour le regard masculin.

Cette culture passe par le mainstream, les comédies romantiques y participent pour beaucoup : l’hétérosexualité y est obligatoire, et la mise en couple, qui a lieu à la fin du film, est une consécration et un horizon indépassable pour l’héroïne. Après cela, il n’y a plus rien à raconter : la vie est un long fleuve de bonheur. Cette contrainte passe aussi par les injonctions à faire famille. Si les femmes ne sont pas en couple, le backlash est fort : on leur rappelle qu’elles pourraient « passer à côté » de leur vie, etc.

Pourtant, autre idée reçue que vous démontez, pas d’épiphanie lors du premier rapport – affectif ou sexuel – avec une femme lesbienne. Comment expliquer qu’il y ait tant de zones d’ombres autour de cette sexualité ?

Comme on refuse de penser qu’il peut y avoir du changement et qu’il peut y avoir une part de choix dans la sexualité, que ces catégories sont gravées dans le marbre, on oublie que la première relation ne sera pas forcément une révélation. En amour comme pour la sexualité, il y a une part d’apprentissage, de découverte, de connaissance de l’autre, etc. Avoir une expérience ratée avec une fille ne veut pas nécessairement dire que tout compte fait, on n’est pas lesbienne.

Il faut aussi relever cette idée reçue selon laquelle il y aurait une plus grande complicité entre les femmes, dans la mesure où elles ont toutes les deux un corps féminin. Cette idée essentialise les femmes. Elle est fausse. Deux femmes peuvent tout à fait coucher ensemble et ne pas s’en sortir. Il n’y a pas d’essence féminine qui ferait que deux corps se connaissent automatiquement.

Plus qu’une identité sexuelle, vous percevez l’identité lesbienne comme un positionnement politique, de lutte contre le patriarcat, la norme de l’hétérosexualité, voire même le capitalisme. Pourquoi ?

Le lesbiannisme n’est pas qu’une identité sexuelle : le fait de relationner avec des femmes en sortant de la norme hétérosexuelle oblige automatiquement à faire un pas de côté par rapport à la norme dominante. C’est cette position « à la marge » qui m’a permis de déplacer mon regard sur tout un tas de sujets et d’être plus sensible aux discriminations. Je suis beaucoup plus anticapitaliste, antiraciste, car ces oppressions son étroitement liées à l’hétérosexualité, qui est la clé de voûte du patriarcat. Le capitalisme s’est construit en s’appuyant sur le patriarcat, et inversement. Détruire l’un implique de détruire l’autre.

Il y a des lesbiennes que cette prise de position peut crisper. Évidemment, ça n’est pas non plus une injonction. On peut être simplement lesbienne sans politiser sa façon de vivre. Il est déjà compliqué d’être homosexuelle dans une société homophobe et on ne peut pas porter tous les combats de la terre sur ses épaules. De la même manière que l’on ne devient pas lesbienne pas pur militantisme politique : il s’agit d’un processus intime, très profond, qui ne se nourrit pas seulement d’idéologie, même si l’engagement politique et la façon dont on vit intimement peuvent s’entrecroiser. Certains slogans féministes proclament à juste titre que l’intime est politique. On peut considérer qu’inversement, la politique peut nourrir l’intime.

Vous concluez votre livre par un répertoire de contenus lesbiens (films, podcasts, livres, comptes Instagram, etc). Quels sont les créateur·ices qui vous ont plus aidée, marquée ?

Ma connaissance de la culture lesbienne a débuté avec les réseaux sociaux, les réflexions de Tal Madensta, les livres de Virginie Despentes – qui est l’une des seules autrices mainstream et ouvertement lesbienne après avoir été hétérosexuelle. Mais tout cela est resté très désorganisé, au départ, ça n’est pas une personne qui m’a apporté d’un coup la lumière sur le sujet, mais l’hybridation des références, des comptes Instagram et de newsletter comme celles de Lesbien Raisonnable, par exemple.

Comment devenir lesbienne en dix étapes de Louise Morel, éditions Hors D’atteinte, 16 euros.

Journaliste

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