Les Sables est le premier roman de Basile Galais qui paraît chez Actes Sud. Ce récit nous plonge dans la vie d’une ville portuaire où des destins se croisent dans une ambiance clair-obscur. Rencontre.
Artiste et écrivain, Basile Galais a grandi en Nouvelle-Calédonie. Il a fait les Beaux-Arts de Biarritz, de Nantes et du Havre, où il commence la rédaction de son livre, avant de retourner à Nouméa pour vivre sur un voilier. Grâce à son regard affuté et sa passion de toutes formes de représentations artistiques, il livre un ouvrage puissant et déroutant. Chaque personnage livre sa version des faits pour composer une histoire kaléidoscopique où des relations se tissent, des œuvres se créent et des mystères restent irrésolus.
Comment est né ton roman Les Sables ?
Le récit a commencé par le personnage de Marlo, alors que j’habitais dans la ville du Havre où je faisais mes études. J’avais devant les yeux l’ambiance de l’entrée du port. C’est arrivé comme ça. Je ne savais pas où cela me mènerait. Après avoir écrit quatre ou cinq pages, j’ai eu la certitude qu’il y avait un roman. Je savais que quelque chose se déployait sans savoir précisément quoi.
Ton récit est centré autour de la diffusion d’une fake news qui tourne en boucle sur les chaînes d’informations en continu. Pourquoi avoir choisi ce motif ?
Ce motif reflète tout ce qui m’intéresse et m’obsède en littérature. C’est-à-dire la description d’un monde où la vérité a disparu. Dans l’écriture, je cherche à capturer les différents régimes d’images dont nous sommes gavés quotidiennement et j’essaie de donner une représentation du réel qui échappe sans cesse. Nous sommes en permanence saturés par des images, ce qui peut créer une forme de défiance. Tout est noyé dans une sorte de doute que les personnages tentent de résoudre en courant, à leurs risques et périls, après une vérité qui se dérobe.
Chaque chapitre est écrit depuis le point de vue d’un des personnages. En quoi le roman est pour toi une manière singulière d’explorer différents points de vue sur le monde ?
Le roman est une grande joie. Il est la possibilité d’une exploration des perspectives. Il est une forme littéraire hyper vorace qui autorise le jeu des possibles. Les personnages incarnent mes obsessions. Ils deviennent des prismes sur le monde. Ils disent l’impossibilité de saisir ce monde dans sa totalité depuis un seul point de vue. Ils témoignent aussi du fait que tout est conditionné par l’endroit et les moyens avec et depuis lesquels on regarde. Cela peut passer par la peinture, le rapport à la langue, la photographie ou les images virtuelles.
Chaque personnage possède un médium artistique qui lui permet de représenter le réel : photographie, peinture, écriture. L’art est-il le meilleur moyen de questionner notre vision du monde ?
Bien évidemment ! J’ai fait les Beaux-Arts et de la peinture avant d’écrire. L’art est l’endroit auquel je crois le plus. Il est le lieu où l’on questionne encore les représentations et où l’on aiguise son sens critique. C’était important pour moi de le matérialiser au travers de mes personnages. Ces derniers subissent le mystère qui plane autour d’eux, mais ils sont aussi actifs puisqu’ils cherchent à le comprendre et à le dénouer. Le monde n’interroge pas la teneur de cette fake news contrairement aux six personnages centraux qui vivent des expériences esthétiques fortes et ont une attention puissante au monde. L’art est un endroit de liberté et de quête.
Tu décris avec justesse et précision la façon dont Gaspar, peintre, se bat physiquement et sensuellement avec les images pour les faire naître à la surface de la toile. Quel est ton rapport au processus créatif ?
C’est le sensible qui amène l’écriture. Je n’ai pas de carnet de notes mais des milliers de photos de choses isolées prises quotidiennement avec mon portable : une lumière, un reflet. Je capture ces choses qui immédiatement m’échappent. La photographie me rappelle leur caractère fuyant. L’écriture naît de ces phénomènes perceptuels évanescents et forts. C’est pour cela que la prégnance des images et des mots faisant image est au cœur du texte.
Bertrand Py, directeur éditorial chez Actes Sud, évoque le fait que l’œuvre de Gaspar peut être perçue comme la métaphore du livre. Il représente la quête d’un motif qui finit par s’autodétruire à la fin. On retrouve aussi ce motif chez le personnage d’Ester, professeur de linguistique, qui voit les mots se déliter. Pourtant, je crois que c’est ce délitement qui touche au plus juste ce qui est, et toujours se soustrait. Toute l’Histoire de l’Art questionne la quête de ce qui échappe et qui possède une beauté foudroyante.
Gaspar peint une série intitulée pietà primitiva bfmtv qui fait écho à toutes les représentations picturales de lamentations. Aussi, cette pietà pleure des larmes salées tel un échantillon de l’eau de mer qui entoure cette ville portuaire. Quelle importance accordes-tu au dialogue entre le détail et le tout, l’exemplaire et la série ?
Ce sont des choses très importantes pour moi. Je suis content que tu les relèves. Dans la dernière partie, Marlo dit : « Je pleure la mer ». Marlo pleure la mer, cette étendue d’eau est l’unique élément qu’il connaît, mais il pleure aussi la mère, cette figure que l’on retrouve dans toutes les représentations de Madone éplorée, pleurant des larmes salées. Pour moi, ces phrases sont des endroits qui portent l’ensemble du texte. Elles sont ces petites touches très précises qui soutiennent mon désir d’écrire. Cette image de BFMTV, qui est un détail, acquiert une portée immense et une profondeur séculaire. C’est à cet endroit que j’entrevois du romanesque.
Il y a cette autre phrase marquante prononcé par Henri : « On porte tous une île en nous ».
Tout roman est une île. Il condense et représente le désir de former une réalité. J’ai grandi sur une île et ai été passionné par ce motif. L’île dit le monde. Elle est à la fois symbole d’un terrain mystérieux mais aussi représentation microscopique du monde. Cependant, une île peut être saisie dans sa totalité sur une carte alors que la Terre, par sa forme sphérique, ne peut être appréhendée d’un seul coup d’œil. L’île est simplement tout ce qu’on veut y mettre : une quête personnelle, un territoire, une vérité qui échappe.
La lumière est omniprésente dans ton récit. À chaque changement de scène, l’éclairage est précisé : diaphane, irréel, doré, évanescent. La lumière est-elle un révélateur photographique de l’histoire ?
Bien sûr ! Elle dit l’apparition et l’impermanence du monde. La lumière est celle qui expose tout en étant mouvante et fugace. Elle est aussi au cœur de la psychologie des personnages puisqu’elle reflète l’instabilité de l’intériorité des êtres.
Parfois, la lumière disparaît. Elle laisse place à la nuit, un équivalent de la mort des images. Les chapitres se finissent d’ailleurs souvent de nuit. Gaspar finit de nuit dans une cellule de prison. Henri finit de nuit face à la marée basse qui s’étale. C’est la première fois que je le réalise, mais toutes les scènes finales de chaque chapitre, donc de chaque personnage, se finissent de nuit. Cependant, cette nuit n’est pas qu’absence de perception, elle est aussi ce qui permet de voir.
Dès le départ, le lecteur doit enquêter sur les faits dont il a connaissance, ce qui le pousse à poursuivre la lecture bien qu’il plonge peu à peu dans une aventure déroutante et métaphysique.
C’est ce que je voulais créer. Le roman autorise de jouer avec la dimension de l’enquête. Elle tient le lecteur en haleine et l’amène à accepter la traversée de choses insupportables. Je voulais trouver l’équilibre entre la lecture, qui demande de poursuivre l’histoire, et l’expérience de l’acceptation de la perte. La réussite d’un roman tient, selon moi, à ce que le lecteur devienne personnage du roman. Il ne doit en savoir ni plus ni moins que les personnages. Il faut qu’il accepte de vivre l’expérience esthétique proposée avec ses chocs et ses éblouissements.
Le récit est aussi traversé par une tension entre un passé mélancolique qui ne passe pas et un futur prophétique qui reste un présage.
Nous sommes tous traversés par un même inconscient collectif où tout a déjà été oublié et en même temps tout est déjà en germe. C’est l’endroit même de l’écriture. Quelque chose est là mais oublié. Quelque chose est présent mais ignoré. De la même manière, quand j’écris, quelque chose porte tout le travail d’écriture, pourtant j’ignore quelle est cette chose. Je suis tout autant personnage de mon texte que mes personnages. Il faut écrire pour découvrir ce qui adviendra à la fin.
La prophétie est aussi la croyance tenace dans la nécessité de créer …
Oui, c’est la plus belle chose en art. Créer est une chose gratuite qu’on ne peut faire sans nécessité. Je suis persuadé qu’il y a une forme de croyance, non pas de foi au sens religieux, mais de croyance qui permet de faire. Sinon, il n’y aurait rien.
La fake news annonce la mort du Guide. J’étais fasciné par le motif du Guide qui est la figure même de la croyance. Il est une figure très stéréotypée, comme le personnage d’Alexander qui est un James Bond à la retraite. Je suis passionné par les archétypes, figures fortes, qui disent quelque chose de puissant. Je pars de stéréotypes pour essayer de les tordre. Alexander est un riche propriétaire qui vit dans un appartement complètement dément. Il a une carrure stéréotypale à laquelle, comme plein de gens, il essaie de coller sans y parvenir.
Dans son appartement, il y a notamment une piscine fascinante en apesanteur !
La piscine est comme une goutte d’eau qui pend du plafond. Elle est construite sur le toit terrasse et flotte dans la pièce. Cette piscine est une matrice. Alexander passe un temps fou à la regarder et à la questionner du regard, comme une boule de cristal. Elle est l’endroit où il lave son regard en permanence.
Alexander entretient une relation avec Maeva. Il y a plusieurs scènes d’amour dans ton récit qui sont des respirations dans le cours de l’histoire.
Les scènes d’amour étaient des moments où j’avais l’impression de raccrocher le texte en y mettant du corps et de l’humanité au milieu du vaste trouble existentiel. Ce sont des descriptions sensuelles et sensitives. Au même rang que les scènes de sexe, il y a Henri qui mange les daubes de sa femme et caresse son chat, il y a Gaspar qui se bat avec d’autres hommes, Ester qui a besoin de chaleur humaine et qui finit dans les bras d’une femme, Dennis qui, bien que dans son monde virtuel, a aussi besoin de retrouver ses pulsions sexuelles et Maeva qui se remémore ses origines en mangeant de la papaye. Chaque personnage se rattache au corps d’une manière ou d’une autre. Ces scènes sont les endroits de l’incarnation dont le texte avait besoin.
À la fin du récit, Marlo, sorte de Robinson Crusoé, croise des « spécimens », figures mi-humaines, mi- animales. Qui sont-elles ?
Ce sont des êtres qui sont vus par le prisme de Marlo. Ces figures interrogent la possibilité du décalage du regard. Marlo est sur son île qui est une île de fiction. Une nuit, après avoir vécu une succession de chocs esthétiques dont on devine qu’ils sont le fruit des personnages rencontrés dans le roman, Marlo sort de l’isolement dans lequel il était plongé depuis un temps indéterminé, seul sur cette zone devenue île, le rendant presque à une condition d’être primal. Grâce à l’art, il retrouve le langage, et surtout son nom. Cette fin n’est pas une résolution facile. Je ne voulais pas que le récit se finisse sur une réponse mais plutôt sur une possibilité, celle de l’art et du langage comme manière d’approcher le réel, de le questionner, et peut-être de le toucher par endroits.
Tu fais une référence implicite à Platon mais en lisant ton livre, plusieurs motifs nietzschéens apparaissent, le perspectivisme ou encore l’éternel retour. Est-ce une lecture importante pour toi ?
Maeva, dans son raisonnement, met en branle l’argumentaire platonicien qui affirme qu’il existerait encore deux mondes séparés. J’ai lu quelques textes de Nietzsche mais je ne suis pas un fin connaisseur. J’ai lu Zarathoustra et un peu Ecce Homo et dès le départ j’ai trouvé cela évident. J’étais tout simplement d’accord avec Nietzsche, ce qui ne m’a pas poussé à le lire. Je m’y plongerai à un moment. Une chose est sûre : je suis fasciné par les histoires de boucle et par l’idée qu’écrire est toujours réécrire ce qui a été écrit.
Quelles sont les œuvres qui ont modifié ton regard ?
La littérature qui me fascine est sans réponse. Je pense à des auteurs comme Borges, Kafka ou Bolaño. J’ai parcouru toute l’œuvre de Don DeLillo pendant mes études. J’ai été marqué par Thomas Pynchon et son roman Contre-jour où l’on passe du western à la science-fiction. Le Nouveau Roman m’a aussi bouleversé. J’ai beaucoup lu Duras. Je suis sensible à la littérature qui se libère des genres sans chercher à coller à un storytelling.
J’ai aussi beaucoup été influencé par la peinture primitive italienne et flamande. Elle me fascine par son aspect vitrifié. Les huiles sur toile, avec des épaisseurs de vernis, ont une profondeur très déstabilisante. Après, de manière plus moderne, je regarde la photographie ou la peinture existentielle comme Hopper ou les représentations de non-lieux qui dit l’étrangeté de notre société.