LITTÉRATURE

« L’eau du lac n’est jamais douce » – Gaia et ses monstres

L'eau du lac n'est jamais douce
© éditions Gallmeister

Roman d’apprentissage plein de rage, L’eau du lac n’est jamais douce dresse le portrait saisissant de l’Italie des années 2000, entre espoirs d’émancipation et fin de l’ascenseur social.

Le premier souvenir de Gaia, on le comprend, c’est sa mère. Antonia la rousse, Antonia la terrible, Antonia pleine de hargne. Femme de poigne, crinière de feu, la matriarche porte à bout de bras le foyer précaire qu’elle forme avec ses quatre enfants et son mari, devenu infirme des suites d’un accident du travail. Ils vivent dans une cave près de chez les toxico, alors Antonia ramasse les seringues à main nue pour que l’endroit devienne accueillant. Elle va chaque jour dans les bureaux des fonctionnaires pour réclamer le logement social auquel sa famille à droit. Finit par l’obtenir. Apprend à sa fille que tout s’obtient à grands coups de colère, qu’il faut travailler et lire des livres, travailler encore, alors Gaia grandit à l’ombre de cette mère tyrannique et du lac qui entoure leur nouvelle ville, aux abords de Rome. Il paraît que sous l’eau demeure une cité engloutie.

Avec ce nouveau roman, très remarqué en Italie, Giulia Caminito propose un récit d’apprentissage à l’écriture imagée, qui se focalise moins sur l’envie de faire de belles phrases que sur la colère de son héroïne, qui abonde et déborde, comme en témoignent les phrases à rallonge et les nombreuses métaphores. L’histoire de Gaia, narrée à la première personne, s’emmêle parfois dans les superlatifs qui résonnent avec la volonté de cette jeune fille pauvre qui doit renoncer à tout ce que les autres ont, sauf elle – les fringues à la mode, le téléphone portable qui fait son entrée dans les foyers, les sorties onéreuses et les vacances à l’étranger.

Nos années 2000

Ce traumatisme de la pauvreté relative, propre à l’Occident des années 2000-2010, signe l’entrée dans l’ère d’un capitalisme triomphant et ostentatoire. Il guide l’ensemble du texte. L’autrice raconte la jeunesse de cette époque à peine terminée, durant laquelle les grandes batailles politiques d’antan ont tout simplement cessé d’exister avec la fin de l’URSS – seule Antonia, la mère, croît encore au socialisme – et laissent place à l’individualisme rance du « self-made man  ».

« Je pousse un cri guttural, un appel adressé à quelque oiseau lacustre, je me feins espèce protégée, je me faufile comme une anguille, je m’imagine dotée de pattes palmées comme les mouettes, je retiens mon souffle et fais une cabriole sous l’eau, j’ai dû m’échiner et détruire, mais voilà le résultat : la félicité m’est due, à moi aussi.  »

L’eau du lac n’est jamais douce, Giulia Caminito

La colère de Gaia devient alors une rage de vaincre, de s’extraire de son milieu, et s’inscrit dans la droite ligne de la saga de l’italienne Elena Ferrante, qui racontait l’ascension sociale par l’école de son héroïne, issue des quartiers populaires de Naples, dans les années cinquante. À l’époque, au prix de sacrifices nombreux mais réalisables, les gamines des quartiers pauvres pouvaient espérer faire carrière et s’en tirer. Aussi sûrement que Ferrante racontait la deuxième moitié du 20e siècle, Caminito raconte le monde d’après, bien plus âpre.

La fin de l’ouvrage, troublante et terrible, dit les désillusions de ces rêves d’ascension et la situation de ce monde nouveau, qui promeut les capacités personnelles de tous mais n’exauce que les privilégiés. Les trente glorieuses sont finies, rappelle douloureusement Caminito. Elles sont finies en Italie, mais aussi dans le Maroc d’Abigaïl Assor et la France de Salomé Kiner, récits d’apprentissage semblables et contemporains, qui racontent les déboires de jeunes héroïnes avides de la même soif de conquérir. On le comprend, à partir des années 90, les jeunes filles qui grandissent dans l’âge d’or du capitalisme et rêvent de grandes marques, de luxe et de promotion sociale ne peuvent compter que sur elles. Leur colère restera l’emblème de ces décennies d’égarement.

L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito, éditions Gallmeister, 23,90 euros.

Journaliste

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