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Rencontre avec Romy Trajman : « Je voulais rire de quelque chose de dramatique »

Le Divorce de mes marrants
© Ciné Sud Promotion

À la fois réalisatrice, comédienne et chanteuse, Romy Trajman livre un premier long-métrage étonnant. Présenté comme un documentaire musical, Le Divorce de mes marrants s’affirme comme une investigation familiale et emprunte des chemins cathartiques. Rencontre avec sa réalisatrice.

Le premier long-métrage de Romy Trajman, Le Divorce de mes marrants a enfin pu être dévoilé dans les salles de cinéma. Cet étrange objet cinématographique prend la forme d’une enquête au plus profond de l’intimité et d’un héritage familial dramatique. La réalisatrice fait le choix du documentaire tout en y insérant de l’humour et des chansons pop comme pour mettre à distance les drames réels qui s’y jouent. Co-réalisé avec Anaïs Straussman-Levi, le film défend un amateurisme assumé et sincère, parti-pris artistique bricolé hors des norme,s qui en fait une première oeuvre à l’image de Romy Trajman. Rencontre avec une cinéaste audacieuse.

Tu es une artiste pluridisciplinaire. Tu écris, chantes, composes, et donc réalises aussi, tu as d’ailleurs fait une école de cinéma. A quel moment le cinéma s’est inscrit dans tes projets artistiques et pourquoi commencer par un documentaire pour ton premier long-métrage  ?

L’idée d’un film réunit autant l’écriture que la mise en scène. Cette idée, d’être la cheffe d’orchestre de plusieurs champs créatifs m’intéresse et j’ai le sentiment que tout peut être lié. Au départ, je ne pensais pas faire un documentaire, mais une fiction. J’ écrivais frénétiquement des comédies sur la famille mais je n’arrivais pas à aller au bout. Je m’inspirais de ma propre famille dont je n’avais pas les clés.

Et il y a eu la rencontre avec Anaïs Straussman-Levi. Nous étions colocataires et elle travaillait dans le documentaire. C’est en lui racontant mes histoires et d’où je venais que l’on s’est dit peut-être que l’on peut en faire un documentaire. Elle est venue me filmer quand j’ai retrouvé mon père. Et de ces retrouvailles-là, on s’est dit qu’il y avait un film, mais j’avoue que je connaissais peu le documentaire et je ne pensais pas commencer par là. C’est la rencontre de nos deux univers.

Anaïs Straussman-Levi réalisait déjà des documentaires ?

Elle était en stage aux Films d’ici quand nous vivions ensemble. Le soir, je lui racontais mes fictions, et elle ses documentaires. On a fusionné nos univers. Et j’ai pu mettre des chansons dans le film donc il y a aussi une part de fiction.

C’est un film dont la narration évolue avec les éléments de vie et ses personnages, les membres de ta famille le font changer de direction… avais-tu quand même un scénario au départ ?

Nous avions un peu écrit pour des potentiels financements. Mais il est vrai qu’écrire un scénario basé sur la vie, c’est compliqué. Évidemment, le scénario n’est pas le film. Tout ce qui est dedans est ce que j’ai appris pendant l’enquête. Il n’y a rien qui était préparé.

Quelle était la quête de départ ? 

En me reconnectant avec cette histoire-là, c’était une façon de mieux me connaître . C’était avant tout une quête existentielle. Se dire d’où je viens et où je vais, c’est la plus primaire des quêtes. Il me manquait toute une partie du côté paternel. Je ne pouvais pas avancer dans la vie, je boitais, car il me manquait un morceau. Et d’un autre côté, c’est aussi une façon d’accepter ma famille. J’avais l’impression d’avoir des parents que je ne voyais nulle part ailleurs. Et je me disais : est-ce que je suis la seule à avoir ce genre de parents, ce schéma familial ou est-ce qu’on est plusieurs ? Je me sentais seule et impuissante.

Le fait d’enquêter, de montrer ces personnages m’a permis de me délester de quelque chose et de m’affirmer. J’affirme cette marge, cette singularité qu’est ma famille. Je le suis par ricochets, c’est aussi cette affirmation. Mais la quête était identitaire : qui suis-je ? Qu’est-ce que je peux faire avec cet héritage ? Ce qui m’intéresse dans tout ça, c’est la transformation. Plus on est dans la vérité, plus on peut dire les choses et les transformer.

Quelles étaient ces transformations dont tu parles ?

Je crois que l’humain se réinvente perpétuellement. On n’est jamais le même. Certes, les racines sont là, c’est ce qui fait la beauté du monde et c’est ce qui me plaît dans la vie. J’aime me dire que je ne sais pas ce que je vais faire demain, et c’est ça qui est beau. La vie est une aventure. J’ai besoin de rebonds et de transformer. Cette transformation, c’est se dire que l’on a tous des vécus plus ou moins douloureux et les regarder en face, c’est important, se dire que l’on s’en est sorti, c’est super, mais après en faire autre chose et utiliser cette matière, se transformer, c’est nécessaire et c’est une aventure.

Et cette aventure inaugure le film avec ces retrouvailles avec le père que tu n’avais pas vu depuis plusieurs années.. 

Oui, depuis quasiment dix ans. J’avais besoin de le retrouver pour me reconnecter à une partie de moi, de ce que je suis. Je ressemble aussi à mon père. Il a une sensibilité que je comprends. Il a des traits de caractères que je ressens. Et cette rencontre, c’était à la fois douloureux et salvateur. J’avais besoin de me confronter à sa bipolarité, et même à sa violence. C’est un mot que j’ai eu du mal à prononcer pendant longtemps. Mais mon père en phase maniaque est quelqu’un de violent. C’est important de poser des mots et en même temps cette violence, je l’ai ressentie à travers ce que ma mère a vécu et en étant sa fille. Le fait que je la vive frontalement à travers ce film, c’est guérisseur. Je ressentais la violence à travers des choses floues en permanence et la vivre m’a permis de passer à autre chose. 

C’était plus facile de le vivre à travers la distance de la caméra ?

La caméra est une façon de donner du sens en filmant. J’avais besoin de montrer cette représentation-là. La maladie de mon père était noyée dans son art. Les gens disaient : c’est un artiste, c’est comme ça. Mais ce n’est pas du tout ça la vie. Mon père n’est pas ça. Il est artiste, mais il a une maladie qui est clinique et s’appelle la bipolarité. Elle ne permet pas non plus tout. Et bien que j’aime mon père et ce qu’il est, j’avais besoin de montrer cette part de violence. Ce qui m’intéressait, c’était lui, sa complexité intérieure, sa douleur et ce qu’il fait de ça. Il la transforme à travers la peinture. Quand il peint, c’est ça qui jaillit de lui, tout ce qu’il n’arrive pas à dire. Tout ce qu’il ressent, mais qu’il n’arrive pas à extérioriser. Je voulais le montrer tel qu’il est, l’humaniser et en faire un portrait sans concession. J’avais l’impression de vivre des choses que je ne pouvais pas partager et ça libère.  

Toute ta famille a accepté directement ton projet et d’être filmé ainsi ? 

Pas forcément. Mon père a accepté, car je suis venue avec la caméra et Anaïs donc c’ était soit on se voit avec cette caméra, soit on ne se voit pas. Après, il pouvait refuser, mais il était dans une volonté de dialogue. Il a compris cette démarche et comme c’est un artiste, je pense qu’il comprenait bien ma quête même si par moment, il doutait. Il n’a pas tout de suite eu confiance dans le projet. C’était intense pour lui comme pour moi. Il se demandait où ça allait et quelle était la continuité. Ma mère au début était réticente. Elle ne voulait pas être filmée, car elle ne voulait pas être sur un même plan que mon père. Elle avait une cassure et être dans un même objet filmique, de se retrouver comme un couple, ce n’était pas possible. Et petit à petit, elle a compris que c’était nécessaire et elle s’est livrée de façon généreuse et magnifique. Son vécu me touche et me transperce. Je trouve ça courageux qu’elle ait accepté d’en parler et ça fait avancer l’époque. Au montage, elle a été hyper présente, comme un pilier. C’était intense, ça a duré plusieurs mois et parfois, j’avais envie d’abandonner, je n’en pouvais plus et elle me disait d’aller au bout. Ce sont des moments que je n’oublierai pas. Tu touches le fond et quelqu’un à côté de toi te donne un coup d’élan. Ma mère a été mon moteur. 

Le tournage a duré combien de temps ?

Deux/trois ans et le montage un an et demi.

Comment tu as su que tu avais la matière que tu voulais pour faire cet objet filmique ?

Je ne sais pas. À un moment, je me suis dit : ça y est. Les choses qui me touchaient le plus, où j’avais l’impression qu’il y avait des non-dits avaient été dévoilées. J’ai senti que cinématographiquement mes parents donnaient quelque chose. J’avais l’impression de toucher l’essence de ce qu’ils étaient. J’arrivais aussi au bout de ce que moi, je pouvais donner. Et après, il y a eu beaucoup de va-et-vient sur le montage. Il y a dû y avoir dix versions. Je voulais toujours rebondir. Tu vois le rythme du montage, c’était du drame, mais toujours un peu de vie, de malice avec les moments musicaux malgré le drame qui infuse dans le film.

Oui et d’ailleurs nous avons évoqué ton père, mais il y a aussi le drame vécu par ta maman enfant et que ta grand-mère nie. Un acte qui joue sur la relation entre tes parents…

Je l’ai appris pendant le film. Ça m’a complètement bouleversée et en même temps, j’ai compris des choses. Je crois au transgénérationnel. Tant que les choses ne sont pas dites, on ne sait pas vraiment, mais il y a un truc et c’est nauséabond. On peut tout s’imaginer, c’est presque comme une pieuvre. C’est là sans être là. Quand on pose des mots, on peut s’en libérer et avancer vers autre chose. Le fait que ma mère ose parler de ce qu’elle a vécu quand elle était enfant et le silence de ma grand-mère, c’est grave. Au fond ce qu’il se passe, c’est qu’il y a un acte qui est un crime. À partir du moment où on incorpore le corps de quelqu’un sans son consentement, c’est un crime juridiquement. Mais après, il y a tout ce qui est autour.

Dans l’inceste, c’est souvent comme ça, la personne tente d’en parler, mais on ne peut pas l’entendre et on commence à l’accuser d’être la coupable, la mythomane. Et c’est une double violence qui me touche, car comme toutes les femmes de ma génération, on n’a pas envie de vivre dans ce monde-là. On a envie de libérer la parole et d’être libre. Il est hors de question que nos corps ne nous appartiennent pas. Il y a des heurts de générations et ma grand-mère fait partie d’une génération où il ne fallait pas dire. Elle protège aussi ça. Moi, j’ai essayé avec sincérité de faire bouger les choses dans le film. C’est un sujet tabou et j’avais envie de montrer que ma mère est une femme avant tout sincère. Elle est une double peine et c’est une héroïne. Elle nous a éduquées seule avec ce vécu et elle a toujours été dans le don aussi. Je suis hyper admirative, c’est un phénix qui renaît de ses cendres. 

© Ciné Sud Promotion

Et tu as décidé au montage d’entrecouper ces sujets dramatiques par la légèreté, la musique et la présence forte de la couleur ?

C’est vrai que la couleur est importante. C’est marrant, car mon père a beaucoup peint en noir et blanc et il a commencé la couleur, je crois quand mon frère et moi sommes nés parce qu’il voulait donner de la couleur alors que son monde était en noir et blanc. Pour les chansons, elles ont été écrites pendant l’enquête. Elles me sont venues à ce moment-là et après, il a fallu faire une sélection. On avait commencé une écriture malgré tout, donc plus on revenait plus on commençait à monter des choses. Mais c’est vrai qu’elles ont été un peu déplacées au montage. J’essayais de leur donner un rythme, que ce soit raccord avec ce qui était dit, que ça fasse sens. On savait que l’on allait faire un film musical. L’idée n’a jamais été de faire seulement un documentaire. C’est venu à un atelier à Angers Premier Plans. Rebecca Zlotowski avait écouté une chanson qui s’appelle « Mon père », celle sur laquelle mon père peint. Elle m’avait dit : « Tu devrais continuer ces chansons dans ton film ». Et c’est là où je me suis dit qu’il y avait sans doute quelque chose à faire plutôt que de la musique à l’image, affirmer cette forme hybride et ce décalage. 

Un décalage qui fait partie de toi ?

Oui. Mais aussi parce que j’adore la musique. Ma mère est musicienne. Mon arrière-grand-mère était pianiste. J’ai toujours évolué en écoutant des chansons car ça transforme. J’ai chanté une chanson quand j’avais 14 ans. Je continue à en écrire et j’aime bien l’idée de naviguer entre la musique et le cinéma. Je n’ai pas envie de me mettre de limites. Je trouve que les deux se complètent. Je ne sais pas si à l’avenir, je vais continuer à faire des films musicaux. Les choses doivent se faire quand elles se sentent, mais les deux m’habitent et j’ai envie de continuer à faire les deux.

C’est un film intime, qui ne peut ressembler à aucun autre car c’est ton histoire personnelle et en même temps est-ce que tu as des références cinématographiques qui auraient pu te guider dans la construction de ce premier long ?

Je sais que je voulais rire de quelque chose de dramatique. Dans le ton, il fallait de l’humour malgré tout, c’était vital. Après, il y en a qui le ressentent comme étant plus drôle, d’autres plus tragique. Les perceptions sont différentes. C’est assez drôle de voir les retours. Mais mon intention était de faire un peu comme la musique Klezmer. C’est une musique un peu à contre-temps et le film est un peu comme ça. Il évolue, on ne sait jamais quel pied danser, si on va rire ou pleurer.

Mais j’avais vu L’une chante l’autre pas d’Agnès Varda pendant le montage et ce film m’a beaucoup guidé. Je trouvais qu’il avait cette fantaisie, ce côté féminin, cette liberté de ton et cette amitié entre ces deux filles comme on pouvait avoir avec Anaïs dans ce processus de création. Mais ce n’était pas à la base du projet. Je n’avais pas vraiment de références, à part peut-être un peu de Woody Allen dans cette idée de rire et les comédies musicales des années 50 avec Gene Kelly.

Le Divorce de mes marrants est né d’une urgence et de bouts de ficelle. Je ne suis pas une grande cinéphile mais récemment j’ai regardé quelques films de Claude Chabrol comme Une affaire de femmes avec Isabelle Huppert. Je la trouve géniale, son personnage est hors normes et j’aime ces personnages-là. On a l’impression au début que tout est normal et en fait ça dérape. Et elle chante dans le film. C’est une femme qui assume sa marge. Et il y a un film que j’aime beaucoup qui s’appelle De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites de Paul Newman et ça parle de deux filles avec une mère bipolaire. J’avais été transportée, car il y a ce trio familial et ce côté complètement dysfonctionnel. 

C’est un film que tu as réalisé avec très peu de moyens, est-ce que tu penses qu’à ce moment-là, la liberté artistique nait de la contrainte et de la nécessité ?

Le fait que l’on te dise « non » tout le temps, ça te donne une rage. Soit tu baisses les bras et tu arrêtes, soit tu continues et tu n’as plus rien à perdre. C’est proche du désespoir. Tu oses tout, car qu’est ce qu’il pourrait se passer ? À ce moment-là, je ressentais le besoin d’écrire cette histoire coûte que coûte. Ce n’est pas simple, car avec très peu de moyens, il faut bien s’entourer. Ce sont des rencontres, des personnes qui a un moment croient en ce que tu fais et elles font avancer les choses. 

As-tu déjà des projets cinématographiques pour la suite ? 

Là, je travaille sur une comédie romantique un peu loufoque à Bruxelles, une fiction et sur un autre documentaire. À côté, je continue la musique. Ce que j’ai aimé dans le documentaire, c’est que la réalité dépasse la fiction. Il y a des choses que tu ne peux pas imaginer, si tu les écris, c’est trop. Or, la réalité, c’est trop tout le temps. Et les personnages sont plus complexes. Ce sont toujours des rencontres. Que ce soit le documentaire ou la fiction, il faut une évidence et elle arrive par les rencontres. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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