Dans un village d’Albanie, une jeune femme devient « vierge sous serment » pour échapper au mariage arrangé auquel on la prédestine. Rene Karabash publie Vierge jurée, un roman qui dit la violence d’une société où les femmes ne sont libres que d’obéir et où les manquements au code d’honneur se payent de sa vie.
Bekia est née femme dans un pays où l’on préfère avoir un fils pour perpétuer le nom et l’héritage de la famille. La naissance de son frère, Salé, advient un an après. Ils grandissent dans un monde où le pouvoir est aux mains des hommes, où les femmes sont leurs propriétés et où la violence règne. Salé se voit vite adressé le reproche de ne pas être assez viril et de cultiver son goût pour la danse. Bekia est regardée d’un mauvais œil par le village qui comprend vite que la relation qu’elle entretient avec Dana, une de ses cousines éloignées, est plus qu’amicale.
Pourtant, ce temps-là ne durera pas. Bekia en âge de se marier, se voit attribuée un fiancé du nom de Nemania qu’elle ne désire pas. Peu de temps après, elle se fait violer, une nuit, par un homme du village. Son désir et son corps sont bafoués.
Cependant, le destin qui lui est prédit va prendre un tout autre tournant. Bekia fait un rêve dans lequel son mari, découvrant qu’elle n’est pas « pure », la tue avec la cartouche que lui a fourni son père à elle, comme le veut la tradition. En se réveillant, elle annonce à son père qu’elle ne se mariera pas et qu’elle deviendra une ostaïnitsa.
Ostaïnitsa – vierge jurée, femme qui fait serment de virginité selon le Kanun (…) et commence à mener une vie d’homme et de chef de famille dans des sociétés patriarcales au nord de l’Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Serbie, au Monténégro, en Croatie, en Bosnie. C’est un changement de sexe constitutionnellement admis par un serment qui, une fois prononcé, permet à la femme d’acquérir les droits d’un homme.
Vierge jurée de Rene Karabash
Devenir ostaïnitsa
Bekia devient donc une vierge sous serment, coutume réglée par le code du Kanun. Ce code de conduite prévaut dans certaines régions des Balkans depuis le 15ème siècle. Il est fondé sur la notion d’honneur personnel et règle l’organisation de la vie quotidienne, familiale et maritale.
Il prescrit notamment qu’une femme peut devenir vierge jurée en prononçant un double serment : renoncer à la sexualité et au genre féminin. La contrepartie de ce serment est la liberté de pouvoir vivre comme un homme dans une société patriarcale. Bekia doit changer de nom. Elle devient Matia. Elle se coupe les cheveux, brûle ses habits et ne portent plus que des vêtements masculins. Ainsi, elle obtient la liberté et les mêmes droits que les hommes : avoir une arme, boire, parler avec d’autres hommes, être chef de famille. Elle devient homme comme on devient libre.
Je me dis, le métal le plus précieux en Albanie est la liberté, la femme en Albanie vaut vingt bœufs, ne regarde pas les hommes dans les yeux, ne va pas à la taverne (…) tuer Bekia était la chose la plus raisonnable que je pouvais accomplir, on m’a donné un fusil et une montre.
Vierge jurée de Rene Karabash
Cependant, cette liberté acquise possède un prix : la vendetta. Le fiancé auquel elle a renoncé doit venger son honneur et celui de sa famille.
Subir la loi de la vendetta
Dans le roman de Rene Karabash, une atmosphère tragique flotte. La vie a pour revers la mort. Les animaux sont tués, les mains des adultes se lèvent sur les enfants, les femmes se censurent par peur. Ainsi, nous sommes pris dans le récit d’une vendetta terrible entre deux familles.
La vendetta est aussi réglée par le code du kanun. Il codifie les règlements de comptes. La loi prescrit notamment que si l’honneur d’un homme a été bafoué, un membre de sa famille doit le venger en tuant un homme de la famille du coupable. Bekia n’a pourtant tué personne, mais elle a fait honte à celui à qui elle était promise. Elle doit donc décider qui de son père ou de son frère sera tué. Elle choisit son frère. Ce dernier ayant pris la fuite la condamne à désigner son père, Mourash. Cependant, l’histoire n’est pas encore résolue. Le kanun peut autoriser une trêve appelée la bessa. Elle accorde un temps de vie supplémentaire à la victime durant lequel elle ne peut être tuée.
L’autrice suit alors le parcours de Bekia après cette tragédie qui s’abat sur celle qui avait décidé de rester libre et de ne pas se marier sans amour. Bekia vit avec sa vache Noura dans une petite maison. L’histoire va alors connaître des rebondissements. Nous comprenons que le récit est, en fait, celui que Bekia rapporte à une journaliste venue documenter sa vie exceptionnelle.
Raconter son destin pour y échapper
En avançant dans la lecture, le récit se révèle être un récit rétrospectif. Bekia s’adresse à une journaliste qui l’enregistre raconter son histoire. Elle est venue enquêter l’expérience d’une des dernières vierges jurées mais son écoute aura aussi pour vertu de donner la force à Bekia de suivre son désir.
La narratrice a une parole impactante. Elle s’adresse à nous directement : « Vous comprenez ? » Les phrases ne sont pas découpées par des points. Elles s’enchaînent comme si l’on suivait sa pensée, vive et rapide, qui tente de retracer le parcours de cette existence tragique. Les dialogues rapportés font s’emmêler les voix. Aucun signe typographique ne signale le changement de locuteur. Pourtant, on ne s’y perd pas et la compréhension est fluide.
La journaliste et Békia retissent, ensemble, les évènements : ceux de l’enfance et ceux de la tragédie. Les souvenirs se mélangent avec les expériences présentes. Le trouble que ressent Bekia en replongeant dans son passé est palpable pour celui ou celle qui lit son parcours. Puis, il y a ces lettres reçues de son frère, Salé, parti en Bulgarie alors que sa sœur l’avait condamné à mort. Avec la reporter elle trouve la force d’ouvrir ces courriers, dont la lecture bouleversera la suite de sa vie.
C’était l’histoire de Bekia. Une fille qui voulait être un fils. Une femme qui a choisi la vie plutôt que la mort .
Vierge jurée de Rene Karabash
Vierge jurée de Rene Karabash (traduit du bulgare par Marie Vrinat), Belleville éditions, 18euros.