Chaque mois, un·e membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, Pereira prétend, de Antonio Tabucchi.
Tout au long de notre vie, nous sommes constamment amenés à entendre parler des grands évènements qui ont marqué l’Histoire mondiale. Des victoires, des échecs, des périodes glorieuses comme des périodes sombres. Que ce soit à l’école ou bien dans un livre, le récit de notre passé nous est conté avec une certaine froideur, un recul latent qui vise à raconter les faits de la manière la plus objective possible. Mais comment l’Histoire a-t-elle été vécue par l’inconnu, le lambda, le civil, en tous points opposé au héros ? Pereira prétend, de l’italien Antonio Tabucchi, nous plonge dans l’univers du Portugal de Salazar à travers le regard de son protagoniste homonyme.
Tout simplement Pereira
L’histoire prend place au Portugal, dans le quotidien très simple de Pereira. Journaliste au sein d’une rédaction tranquille, il est un citoyen modèle, dont l’objectif premier est de ne pas faire de vagues. Veuf depuis des années, il est un employé consciencieux qui ne vit que pour son travail. Il a une routine bien déterminée, connaît les commerçants du coin, commande toujours la même chose au restaurant à midi.
Un individu lambda sur lequel personne ne se serait retourné. Seulement voilà, il souffle sur le pays un vent de changement. Le régime politique de Salazar envahit les villes, les rues, et les milices deviennent vite omniprésentes. On parle de dissidence, de trahison, de fidélité au parti… Ainsi, on force les citoyens à choisir : Salazar, ou bien le néant.
Frustrant, Pereira
Cette histoire n’est pas particulièrement originale : des sociétés dysfonctionnelles, s’appuyant sur des faits historiques, les librairies en ont pléthore. Ce qui fait la force de ce livre est le flegme du protagoniste. Une candeur et une innocence qui forcent la frustration et l’étonnement. Pereira, durant plus de la moitié du roman, constate avec une stupéfaction véritable les changements de son rythme de vie. Toute la révolution, l’opposition au parti est suggérée, sans pour autant être prononcée. On se demande s’il ne la perçoit pas, s’il ne la comprend pas, s’il ne la calcule pas. Il semble survoler, avec une douceur et une ignorance frôlant la bêtise, un des bouleversements politiques majeurs de la péninsule. Le pays brûle, et Pereira vit au rythme de son café du matin.
Rien n’est sûr dans ce qu’il fait, comme le témoigne la phrase qui revient de manière régulière : « Pereira prétend ». Rien de ce qui est écrit n’est avéré. Tout est prétendu, sous-entendu, subjectif.
Cette innocence est une plongée dans la vie réelle, et dans l’absurdité d’un personnage vivant dans un monde sans pour autant y exister.
Debout, Pereira
Ce long chemin tranquille semblable à un leurre se poursuit tout au long du roman. Pereira fait la connaissance d’un jeune révolutionnaire, qui lui n’a d’ambition que de libérer le pays de l’oppresseur. Malgré son air bon-enfant, notre protagoniste comprend vite que cette personne sera dangereuse. S’il suivait réellement son instinct, il le fuirait. Mais pourtant, il se sent irrémédiablement attiré par ce jeune homme à la peau marquée, et aux yeux brillants de colère. Pourquoi ? C’est ce que Pereira se demande au début. Pourquoi tout d’un coup, ce nuage dans son ciel bleu, et pourquoi ne cherche-t-il pas à le chasser à tout prix ?
Serait-ce le début d’une prise de conscience ? La certitude que, finalement, ne pas faire de vagues revient à être complice d’un évènement terrible ?
Et finalement, Pereira
Les interrogations de Pereira ouvrent un monde social et réaliste. On y retrouve toutes les études sur la collaboration, la solidarité, la résistance et l’oppression. On y retrouve la culpabilité des uns de ne pas avoir osé se lever, le regret d’autres de ne pas avoir crié plus fort. Ce que Pereira étouffe dans ce roman, c’est un sentiment de justice, et un devoir écrasant de se hisser un peu plus haut que l’oppresseur. Finalement, sa vie réglée comme une horloge est un mécanisme en toc. Il est vide de l’intérieur, et nous le savons bien puisque nous sommes entrés dans sa peau.
Alors Pereira se lève. Pereira se hisse et, avec cette innocence déconcertante, il plante un drapeau de résistance dans un pays en ruine. Sa rébellion n’est jamais criée, revendiquée, ni même écrite. Elle n’est, à l’image de son auteur, que suggérée. Nous pouvons même dire qu’elle est prétendue.
Alors pour tous ceux qui ne savent pas ce que choisir de ne pas choisir implique, écoutez Pereira. A force de prétendre vivre, on finit par exister.