D’abord réalisateur de documentaires, Gaël Lépingle a réalisé son premier long-métrage de fiction, L’Été nucléaire. Pour la sortie en salle le 11 mai, nous avons échangé avec lui autour du danger du nucléaire, de la jeunesse, de pellicules et du bonheur de travailler avec des acteurs. Rencontre.
Tu réalises des documentaires depuis plusieurs années, quelle a été la genèse de L’Été nucléaire, comme premier long-métrage de fiction ?
J’ai grandi dans l’agglomération orléanaise, juste à côté de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux qui a ses deux tours de refroidissement imposantes avec son apanage de fumée qui s’élève et que l’on voit d’assez loin. De ce côté-là, c’est tout plat donc elles structurent le paysage. C’est, au départ, presqu’une image d’enfance. Comme quelque chose qui était là, même si c’était assez loin. Et par ailleurs, c’est la seule centrale qui a eu un grave accident en 1980 puis un incident en 1987. Il y a aussi des souvenirs d’enfance et d’adolescence qui sont liés à des questions de sécurité. Comment est-ce possible que cette chose, qui a l’air de structurer la vie en produisant de l’électricité, puisse être aussi nocive et inquiétante ?
Au départ, c’est quelque chose de très enfoui. Et en grandissant, j’avais deux amis qui habitaient au pied se la centrale, dans le village même. C’était encore plus fort de se demander ce qu’il se passerait s’il y avait un problème. Et la question est revenue quand j’ai tourné mon premier long-métrage, un documentaire qui s’appelle Julien. Je l’ai tourné là-bas. J’ai filmé la centrale et je me suis dit que ça ne serait pas pour ce film-là. J’ai enlevé les plans du montage, mais l’idée est restée. Il fallait s’y attaquer. Ça m’intéressait pour plein de raisons : la question du danger invisible, des questions de mise en scène aussi. Mais il y avait un point de départ qui était très simple, une image que j’avais en tête quand j’étais petit.
Et pourtant tu n’as pas situé ton histoire là-bas ?
C’est parce qu’il n’y a plus d’aides de cinéma de fiction en région Centre. J’ai cherché ailleurs et j’ai trouvé ces plaines extraordinaires et un peu vallonnées en Champagne. J’y ai retrouvé cet espace de puissance de vie. Julien avait été filmé avec ces étendues de blé. C’est toute une culture qui s’étend à perte de vue, qui est très impressionnante et qui peut même plutôt évoquer des paysages américains plutôt que français. Et en Champagne, c’était un bonheur, c’est pire que chez moi. On peut rouler pendant des kilomètres sans croiser une maison. C’est complètement fou. On pourrait être sur la lune. On n’a pas conscience de ça comme d’un paysage français alors que ça existe. Ça a été très stimulant de retrouver en Champagne ce qui m’intéressait, mais avec en plus ce côté vallonné qui permettaient des points de vue et cette immensité qui est très cinématographique. Le vide, c’est paradoxal. En plus, on tournait en cinémascope. C’est quelque chose de très spectaculaire.
Et justement le début de ton film fait plutôt penser au cinéma américain, aux années 1970, même dans ta mise en scène, à une atmosphère proche de Peckinpah. Est-ce que ce sont des références qui t’ont influencé ? f
C’est certain que le paysage faisait plutôt surgir des images de films américains. Et même la maison. Pour l’intérieur, on a beaucoup regardé des extraits de films américains avec la chef-décoratrice, notamment pour le salon qui est structuré avec des cloisons ouvertes et qui permettent une gestion des personnages dans la profondeur. Et puis, sur la question de ce qu’on peut appeler le film d’anticipation, de genre ou film catastrophe, c’est quand même plutôt américain. Il y a quelques exceptions en France comme le film policier. Après, c’était un point de départ, ce n’était pas non plus ma référence et mon point d’arrivée. Il ne s’agissait pas du tout de faire un film « survivalist », de pousser le bouton pour faire peur au spectateur. Le fait d’avoir fait des documentaires avant me porte vers une forme de réalisme. C’est la grande question du film, celle qui est sur l’affiche : « Que feriez-vous en cas d’accident nucléaire ? »C’est une question que je me suis toujours posée et pour y répondre, il faut être dans un genre réaliste sinon on va décrédibiliser le sujet et le nucléaire va devenir une forme de menace comme une autre.
Oui, on a l’impression que les personnages ne sont pas préparés…
Ça, c’est la réalité. Il peut même y avoir au contraire une forme de déni quand on habite proche d’une centrale. Il y a des avantages aussi : les impôts locaux, les comités d’entreprise, etc. Ce sont des villages qui sont riches. Et puis parfois les gens n’ont pas le choix, ils se retrouvent là pour une histoire de boulot ou d’enfants. Peut-être un peu moins maintenant, mais en tout cas quand j’étais petit, j’avais l’impression qu’il y avait du déni. Donc ce ne sont pas forcément eux qui vont être le mieux préparé à ces questions de protection. Ce seront davantage des gens qui auront une conscience écologique, politique et donc anti-nucléaire qui vont être préparés. C’est aussi réaliste d’avoir des personnages qui habitent là et qui ne sont pas préparés. Ils sont démunis.
Et prendre le point de vue de la jeunesse, c’est venu directement à l’écriture de ton scénario ?
Alors, j’aurai pu choisir des enfants, ils auraient été encore plus démunis et des adultes, ça aurait été intéressant de montrer qu’ils ne l’étaient pas moins. Ce n’était pas la jeunesse que je voulais, mais plutôt la question du rêve brisé. Car même si à tous les âges, on se projette, à 12 ans comme à 45 ans. C’est quand même à 20 ans que la projection est la plus forte. C’est un moment donné où on fait des choix qui vont diriger toute notre vie. On comprend qu’ils ont eu leur bac, il n’y a pas si longtemps. Victor visiblement a rapidement quitté le groupe pour se mettre en ménage et trouver un travail. Donc oui, à 20 ans, on est saisi de plein fouet par la catastrophe. C’est le pire moment, celui où on s’élance avec tant de puissance et de joie qu’un accident ou une catastrophe comme ça vient tout briser. Ce n’est pas seulement comme il est dit à un moment donné, ne plus jamais pouvoir revenir dans cet endroit, dans ce territoire qui va être condamné. Donc, ne plus revoir les maisons, les paysages de leur jeunesse… C’est aussi être marqué dans son corps. Toute l’organisation sociale dans laquelle ils grandissent risque d’être modifiée. Et puis aussi à 20 ans il y a un côté un peu élégiaque sur ces corps meurtris, possiblement détruits par le monde que leur laissent leurs parents, les adultes. Et ça pour moi, c’est une notion importante l’héritage. Et c’est pour ça qu’ils ont 20 ans et qu’ils n’ont pas 40 ans. Ça laisse la possibilité aussi de l’après. En espérant qu’il y en a un. Mais ça pointe le fait qu’eux n’y sont pour rien. Ce sont des jeunes gens d’aujourd’hui avec une forme d’innocence qui est abîmée.
J’imagine que le film était prêt avant mais on ne peut pas s’empêcher de penser à l’écho avec ces deux années de covid et le fait d’avoir 20 ans aujourd’hui, ainsi que cette menace invisible aussi…
En même temps, ça dit bien qu’au lieu de faire un film d’anticipation, on a fait un film réaliste et très contemporain. De toute manière covid ou pas covid, le deuxième jour du tournage il y a eu l’incendie à Rouen avec des situations d’évacuation qui ressemblent énormément au film. Mais c’est vrai que là, j’ai vu dans les avant-premières, les spectateurs me parlaient énormément de ce qu’ils avaient traversé et ça rajoutait encore plus de stress à ce qui s’est passé et pas seulement parce qu’il y a encore la covid. Les confinements nous ont fait du mal et je voyais vraiment ces blessures se rouvrir. Et c’est la question du cinéma, j’étais content de représenter l’exutoire de la grosse catastrophe écologique qui nous pend au nez. C’est plus la question du confinement, de la solitude, du vide et de l’absence de liens. Et ça a beaucoup été noté et j’étais content qu’à l’intérieur de ce vide on reste unis malgré tout.
Et ça crée un instinct de survie… c’est ce qui t’intéressait d’observer comment on recrée une communauté ?
Ce n’est pas seulement ce qui m’intéressait, c’était vraiment l’humain, le fait de rester soudé. Quand je disais qu’il ne s’agissait pas de faire un film de survivants, il ne s’agissait pas de faire un film où tout le monde devient ennemi l’un de l’autre, s’oppose et où il y a des morts. Effectivement, je voulais faire un film réaliste et documenté, mais je voulais emmener mes personnages le plus possible vers ce qui les relie. Au départ, on sent que Victor a quitté le groupe et était content de s’en être émancipé mais il va redécouvrir la profondeur du lien. Les affects les plus dominants, ce sont le soin, le lien de solidarité, d’amitié, mais sans que ce soit de l’amour sexuel. On sent des petites choses, mais je n’ai pas voulu scénariser ça. C’est quelque part l’amour le plus universel, c’est ce qui les relie car ailleurs, le monde et désuni. Et c’est la lettre à la fin de Djamila quand elle dit : « Je ne sais même pas s’il y aura quelqu’un pour la lire. » Et ça, c’est ce que les gens ont vécu, cet isolement absolument terrible où les liens se fracassent. Il y a eu des séparations et puis le coté anxiogène de tout. Le film racontait très étrangement ce que les gens ont vécu depuis deux ans.
Avec un message forcément très politique aussi, sur l’environnement…
À partir du moment où il y a une catastrophe sanitaire, on ne peut pas penser qu’on va avoir un discours d’état transparent. Évidemment, il y a la question de l’état et il y a la question de la vérité. Et forcément, ce sont des questions différentes. La question de l’état, c’est comment on organise le chaos et les urgences. La question de la vérité, c’est plutôt notre question à nous, donc la question des personnages. Évidemment, il y a du mensonge, mais c’est presque structurel.
Oui mais finalement, le message du film et par le groupe et la lettre justement , ça crée un appel politique de la jeunesse non ?
Là où je rejoins, c’est qu’au début, on sent qu’ils sont complètement inconscients. Ils reviennent d’une fête, de quelque chose de plus superficiel, d’inconscience et de légèreté. Ce n’est pas tant qu’ils prennent conscience du danger nucléaire, c’est qu’ils sont mis à l’épreuve d’une expérience où ils doivent être autonomes et ne compter que sur eux. Et ça veut dire qu’il faut réfléchir et ça, c’est une expérience politique. C’est peut-être le niveau 1, et même en faisant ce que les spécialiseras appellent des gestes magiques qui peuvent peut-être sauver la vie comme boucher la cheminée, ils ont besoin de le faire donc qu’ils le fassent et progressivement.
Et il n’y a plus la télé, il n’y a plus la radio, les réseaux sociaux donc ils gagnent aussi eux une forme d’autonomie et d’intelligence. Il ne faut compter que sur soi-même pour décrypter les situations, pour élucider des choses et prendre des décisions donc c’est l’inverse de la manipulation médiatique. C’est ça qui les rend agissants. Leur périmètre d’action est tellement limité, mais réfléchir, c’est de l’action. Ça leur permet de rélargir leur champ.
Et la pellicule, c’est quelque chose que tu voulais dès le départ ?
La seule raison, c’est que je trouve ça plus beau. Comme le chef-opérateur avec qui j’ai travaillé avait déjà tourné plusieurs fois en pellicules, très vite malgré un budget assez limité, on a réussi à se mettre d’accord avec le producteur. On a pu tourner en pellicule et pour moi, c’était un bonheur fou. On l’a quand même justifié en disant que c’était un film très proche des acteurs et de leurs émotions, que le danger est invisible donc c’est sur les peaux et les visages. On voulait que ce soit incarné et presque sensuel. Il fallait que les textures des peaux soient sensibles à l’écran. Cette chaleur, cette profondeur, l’émotion ne passe pas tant par le récit que ce qui arrive aux personnages à travers les peaux et les corps. C’est quelque chose dans les cellules qui va être détruit et comme ils sont jeunes, irradiants et beaux, j’aimais bien cette idée que la peau soit ce que par quoi l’invisible soit touché. Il fallait la pellicule pour ça, pour l’organique. En particulier à la fin, les éclairages à la bougie, c’est merveilleux.
Et il y a le son qui est très prenant, pour contrer peut-être le coté invisible des radiations ?
Dans un premier temps, on voulait inventer un son qui serait celui de la radioactivité qui non seulement est invisible, mais que l’on n’entend pas. C’est comme s’il y avait des vibrations qui émanaient de la centrale que l’on pourrait ressentir par le son. C’est vraiment du sound design, un travail avec des sons électroniques pour mettre le spectateur dans un état de perception. Ça, c’est pour la première moitié du film, où la question du suspens nucléaire prend le dessus. Et il y a une deuxième partie où ce sont plutôt les relations qui prennent le dessus. Ce style-là va disparaître pour laisser la place une musique plus instrumentale voire quasiment orchestrale à la fin où là, on est dans un truc plus lyrique, romanesque, voire plus classique. Ça correspondait à ce que je voulais raconter des liens entre eux, de l’émotion qui monte avec la peur de mourir et de quelque chose qui aurait un lien avec un destin. Malgré eux, ils deviennent les héros d’une histoire tragique. Il fallait quitter le terrain de la musique électro pour aller vers quelque chose de lyrique.
C’est ton deuxième film de fiction, tu as fait des documentaires, quelles sont les différences pour toi dans l’écriture documentaire et l’écriture de fiction ?
Il y a une grosse différence. Ce serait laquelle pour toi ?
Je sais pas c’est dur de mon point de vue… le réalisme sans doute…
Alors non… Ce sont les acteurs. C’est un bonheur de pouvoir travailler avec des acteurs. Que ce soit dans mon précédent ou L’été nucléaire, tout le travail de répétition, de plateau, des prises, ça fait une sacrée différence. Après, j’ai essayé de faire de L’été nucléaire un film réaliste. Donc les questions de ce qui est fictionnel ou réel, les choses se mélangent. En revanche la question, c’est : est-ce qu’il y a des acteurs ou est ce qu’il n’y en a pas ? Mais aussi parce que je fais des mises en scène de théâtre par ailleurs, donc ça a toujours été là et c’est quelque chose qui me manquait. Ce qui est plaisant avec les acteurs, c’est le travail de répétitions autour des personnages, il y a une création ensemble.
Et c’était le moment de réaliser ce long métrage maintenant dans ta carrière ou tu aurais pu le réaliser plus tôt ?
Jusqu’en 2018, je n’ai fait que du documentaire. J’ai commencé comme ça et j’étais programmateur dans un festival de documentaire. La question ne se posait pas et après, effectivement, c’est arrivé. En 2015 j’ai commencé à travailler sur L’Été nucléaire et entre temps j’ai fait Seuls les pirates parce que c’était plus facile à réaliser et quand on goûte à la fiction ensuite c’est difficile.
Tu penses que dans le futur la question du documentaire ou de la fiction se posera selon les histoires que tu veux raconter ?
Exactement, ce sera en fonction des histoires.
Tu parlais des acteurs, pour le casting, tu avais déjà des acteurs en tête ?
Non et heureusement, j’ai commencé à écrire en 2018/2019. C’est un âge ou ça bouge beaucoup. J’ai fait attention à ne pas écrire pour des acteurs particuliers.
Ce sont des acteurs qui débutent vraiment, ils n’ont pas encore beaucoup joué…ils sont à l’aube de leur carrière…
Shaïn qui joue Victor avait quand même déjà fait Mektoub, my love. Certains avaient joué dans des séries. Ils avaient quand même une expérience de plateau précieuse pour nous, car comme la pellicule demande très peu de prises. Ils maîtrisaient parfaitement leurs textes, leurs déplacements, leurs marques. Ils avaient un professionnalisme impressionnant. Mais c’est vrai qu’il a fallu faire un casting assez poussé pour coller aux âges des rôles et qu’ils aient une expérience minimale. Il y avait aussi la question des jours de tournages, sur une économie un peu serrée. On ne pouvait pas avoir un acteur qui bloque. Après, est-ce que j’ai écrit par rapport à des souvenirs ? Un peu quand même en pensant au documentaire Julien. Le personnage principal a 18 ans et ça m’aidait de pouvoir recharger comme ça avec leurs visages, leurs vies, leur parcours, les discussions qu’on avait ou leurs choix. C’était ça le socle avec de la distance. Au casting, quand les acteurs sont arrivés, c’était facile d’accueillir leur singularité, ça ne venait pas prendre la place d’un autre visage.