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« Où je vais la nuit » – Orphée et sa lumière

Où je vais la nuit
©Thierry Laporte / Théâtre de l'Union

Avec Où je vais la nuit, Jeanne Desoubeaux remet au goût du jour le célébrissime opéra de Christophe Willibald Gluck et livre un spectacle éclectique, porté par le grand talent de ses comédiens.

On se croirait à une kermesse, en fait il s’agit d’un mariage. Tandis que l’on se fraie encore péniblement un chemin parmi les spectateurs pour trouver le siège que les hasards de la billetterie nous ont attribué, une petite bande s’organise sur scène. Juchés du haut d’une palette, une bande de quatre, Odette, Eugénie, et les deux garçons qui les accompagnent à la musique interprètent des titres pop.

De Beyoncé à Elle a les yeux revolvers, on se remue sous les guirlandes lumineuses, on invite le public à applaudir et à chanter en rythme entre deux morceaux. Quelques discours de félicitations viennent ponctuer ce que l’on devine être le concert d’un mariage – bravo à vous deux, vous avez toujours été faits l’un pour l’autre. Odette et Eugénie ne se marient pas mais elles s’échangent des regards de feu et s’embrassent.

Quelques minutes plus tard, dans un grand grondement, Eugénie s’évanouit. Elle est rapidement emmenée par les ambulanciers. On annonce à Odette, sa compagne, qu’elle est morte. Le monde se déchire, la scène aussi. La suite, vous la connaissez.

Orphée sans la poussière

Jeanne Desoubeaux propose, avec Où je vais la nuit, une vision résolument actuelle du mythe d’Orphée et d’Eurydice. Cette version vingt-et-unième siècle, qui se veut populaire, passe par le choix des titres interprétés – actuels – et des voix qui les chantent – la jeune comédienne qui joue Orphée n’est pas une chanteuse lyrique. On entre dans la musique sans s’en rendre compte. Les costumes, eux aussi, sont modernes – tailleurs pour ces dames, mèches décolorées sur carré noir de Cloé Lastère, interprète d’Orphée – des pointes d’humour et de malaise savamment calculées, calquées sur ce que l’on peut vivre à une véritable réunion de famille.

© Thierry Laporte

«  L’opéra de Christophe Willibald Gluck, Oprhée et Eurydice, composé en 1762, m’accompagne depuis maintenant plusieurs années.  », explique Desoubeaux dans la note d’intention du spectacle. Si l’opéra a été monté des milliers de fois depuis son écriture au dix-huitième siècle, pas sûr qu’il ait été déjà joué dans un théâtre – ici les Bouffes du Nord à Paris – plutôt qu’à l’opéra, lieu où ne se réunissent que les connaisseurs du genre. En ramenant l’opéra au théâtre, le chant lyrique dans la pop, on entre dans ce style musical, jugé élitiste, qui a quitté nos habitudes de consommation mais dont la beauté parvient encore à se faire entendre.

Questionner le regard

Non contente de sortir un grand texte du placard des classiques, Desoubeaux interroge avec sa mise en scène la place des arts dans le spectacle. Le chant lyrique n’intervient que lorsqu’Oprhée se rend aux Enfers pour retrouver son Eurydice. Sur scène, l’impression fugace de faire partie d’un autre monde, d’un Outre-monde qui n’aurait pas encore livré tous ses secrets. Cloé Lastère, plus proche des vivants, chante des mélodies plus proches de notre époque.

De cette bipartition entre ce qui est et ce qui a été, se pose la question des regards. Desoubeaux, influencée par les textes d’Iris Brey sur le regard féminin et le film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, se demande ouvertement  : Comment regarde-t-on quand on aime  ? Comme le personnage d’Adèle Haenel regarde celui de Noémie Merlant, Orphée fait «  le choix du poète et non celui de l’amoureux  », choisit finalement de se retourner et de regarder Eurydice.

© Thierry Laporte

D’ailleurs, sur scène, ce sont deux femmes qui s’aiment et se regardent, contrairement aux versions antérieures de cet opéra où, si une femme a déjà joué Orphée, elle était grimée en homme pour coller à un certain récit de l’hétérosexualité. Ici, Desoubeaux se débarrasse de tous les carcans, offre un mélange des genres ingénieux et donne une actualité et de nouvelles couleurs à un opéra trop longtemps sacralisé.

Où je vais la nuit de Jeanne Desoubeaux, sera en tournée les 3 et 4 juin 2022 à la Biennale Là-Haut, Saint-Omer.

Journaliste

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