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« Mauvaises filles » – Les quatre cents coups

Ancco © Editions Cornélius
Ancco © Editions Cornélius

C’est en 2017 que la BD coréenne Mauvaises filles recevait le Prix Révélation au festival d’Angoulême. Indisponible depuis près de cinq ans, l’ouvrage refait peau neuve dans une réédition chez Cornélius.

À 16 ans, Jin-joo est le « tambour du village ». Elle se fait frapper par tout le monde : son père, ses professeur·es, d’autres élèves. Alors en retour elle frappe aussi et devient vite une des terreurs du lycée. Dans ce contexte, sa première rencontre avec Jung-ae ne pouvait qu’être violente. Cette dernière la bouscule dans un couloir, agressive. Toutes deux éclopées de la vie, elles se rapprochent très vite et se retrouvent les après-midi pour fumer clopes sur clopes. Parce qu’on est pas sérieux quand on à 16 ans, les deux jeunes filles décident de fuguer pour échapper à la violence quotidienne. Mais en se perdant dans l’épaisse nuit de Séoul, les deux amies ne seront pas au bout de leurs peines.

On le devine à demi-mots, le récit de Jin-joo est inspiré de la vie de l’autrice. La narration est racontée du point de vue de Jin-joo, devenue adulte et dessinatrice. Elle se remémore son adolescence chaotique pour tenter d’y mettre un peu d’ordre. Ces allers-retours entre passé et présent offrent une véritable respiration au récit. Malgré toute la violence subie et donnée, on sait dès le départ que le personnage s’en est bien sorti. « J’ai commencé par le côté sordide que d’autres découvrent seulement plus tard. Ça ne fait pas une grande différence », peut-on lire.

Ancco © Editions Cornélius

Violence au bout de la nuit

Dans cette bande dessinée rude et rêche, on est happé par la profondeur de la nuit. Les ténèbres environnantes sont si épaisses et insondables qu’elles forment des blocs inquiétants qui enferment les personnages. « Dès qu’on met le nez dehors, c’est plein de choses incompréhensibles » constate la narratrice. Vouloir franchir la ligne demande du courage ou de l’inconscience. « Mon adolescence m’évoque des nuits très sombres et une odeur particulière » confie-t-elle encore.

Pourtant Jung-ae et Jin-joo plongeront dans ces nuits à pieds joints. Les deux amies errent dans la nuit, à la recherche d’un travail, d’une porte de sortie. Elles se retrouvent en « période d’essai » dans un bar à hôtesse. Si la vie de Jung-ae et Jin-joo nous ferait presque oublier leur âge, l’enfance les rattrape très vite. Sous les mains baladeuses d’un vieux bedonnant, Jin-joo panique et s’échappe. Jung-ae la suit pour ne pas la laisser seule. Retour à la case départ donc. Les sourires espiègles reviennent sur les visages des deux gamines malgré toute la violence dessinée sans aucune complaisance. Elles creusent leur trou dans l’ombre, en espérant parfois au premier degré qu’il ne se transforme pas en tombe.

« Hell Joseon »

C’est au détour d’une petite phrase que l’on comprend tout le contexte de cette violence. « Mon père était patron d’une petite entreprise de construction. Pendant la “période FMI”, des familles pauvres sont venues habiter dans ces immeubles ». En 1997 une grave crise économique secoue certains pays d’Asie. Parmi eux, la Corée du Sud qui voit le taux de son won chuter. De nombreuses entreprises ont fait faillite et les taux de suicides et de délinquance ont explosé pendant cette sombre période désignée là-bas sous le nom de « période FMI ». Cette dernière institution internationale a fait un prêt aux pays demandeurs, prêt qui s’est étendu pour la Corée de 1997 à 2001. Certain·es jeunes Sud-Coréen·nes appellent aujourd’hui leur pays « Hell Joseon », symbole d’un malaise lié aux inégalités sociales d’un pays ultra compétitif. Un malaise vrai à l’époque de Mauvaises filles comme de nos jours.

Ancco signe avec Mauvaises filles une œuvre très forte et singulière. L’autrice, rare représentante de la bande dessinée indépendante coréenne fait partie du collectif undergroung Sai Comics. Elle est aujourd’hui l’une des porte-parole de la jeunesse coréenne et de sa détresse. Avec ses allers-retours entre passé et présent, Mauvaises filles est un récit souvenir en forme d’adieu à une personne aimée -ici Jung-ae- comme le laisse entendre ce poème cité dans le livre :

Lorsque, agacé de me voir, / Vous me quitterez, / Sans un mot, doucement, je me résignerai à vous laisser partir. / Les fleurs d’azalée, / Du mont Yak à Yeongbyeon, / Je me résignerai à les répandre à pleines brassées, sur le chemin que vous prendrez. / À chacun de vos pas, / S’il vous plaît, partez en foulant légèrement, / Ces fleurs éparses.

Kim So-wol, traduit par Kim Hyeon-ju et M. Mesini

Mauvaises filles, Ancco, éditions Cornélius, 23€50

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