Chaque mois, un·e membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, La beauté dure toujours de Alexis Jenni.
Ouvrir ce livre, c’est se perdre. C’est abandonner toutes ses certitudes. C’est se laisser traverser par la tempête. C’est un appel à prendre son élan vers l’absolu. Au début, j’ai voulu le garder pour moi. J’avais entrevu un jardin secret et tous ses fruits. Puis j’ai décidé de le partager, par désir de contaminer le monde autour de moi d’un peu de sa beauté.
Comme pour tous les grands livres, il faut qu’il n’y ait rien entre vous et le texte. Pas de mémoire, pas de discours, pas de mythe. Lisez.
Felice, avocate, ne rencontre d’abord que la galerie de Noé. Puis ses dessins. Puis ses mains, qui lui servent à dessiner. Ils ont alors la quarantaine.« L’âge des perfections atteintes et des renoncements heureux ». Avant de se connaître, ils sombraient chacun de leur côté dans leurs errances dépressives, se noyaient dans le déluge, et souffraient de l’absence de possibilité d’être aimé à la hauteur de leur sensibilité.
Un Art d’aimer révolutionnaire
Construit sur une polyphonie à trois voix – le narrateur-écrivain, Noé et Felice – , La beauté dure toujours est un chant érotique et amoureux, où tous les points de vue convergent vers le même récit de l’ardeur amoureuse. C’est un hommage au Cantique des Cantiques, un des plus beaux textes bibliques et fondateurs du genre de la littérature érotique. Au septième jour de leur longue étreinte amoureuse, la Création est achevée .
« Ils avaient délimité l’étendue de leur désir, et c’était immense : un champ d’abondance. » Il ne leur reste alors plus qu’à vivre pleinement le reste de leur vie, sans aucun manque. Ensemble, ils sont l’arche toujours intacte, ballottée par les vagues mais toujours à flot. On peut y trouver : un chat – qui ronronne toujours amoureusement auprès des deux héros – , un atelier de dessin – celui de Noé, inépuisable artiste – , et des caisses entières remplies de la mémoire des amants.
Traversée biblique
On traverse la Bible, ses figures d’éternité, ses créatures, ses symboles – la colombe, le vin, le jardin d’Éden…
Adam, où es-tu ? – Mais là, Seigneur, avec Ève.
La beauté dure toujours, Alexis Jenni
– Ah… mais qu’est-ce que vous faites dans ce buisson ?
– Nous mangeons de ce fruit excellent. Tu en veux ?
– Ah, très bien, Adam. Bonjour, Ève. Merci, mais j’ai déjà déjeuné. Reprenez-en encore, il est bon de savoir où est le bien et aussi le mal. » Et le Seigneur continua sa promenade, caressant au passage la fourrure des petits lapins, le museau des biches (…), Il déambulait en ce jardin plein de présences affectueuses qu’Il avait Lui-même créées, et Il ne songeait à en chasser personne.
À quoi ressembleraient la culture dans laquelle nous baignons, et nos représentations qui lui sont liées, si la Bible avait été écrite ainsi ?
Ce roman, c’est un Cantique des Cantiques à l’ère des gilets jaunes. Dans un Paris d’apocalypse, au milieu des manifestations et des procès judiciaires qui leurs sont liés. C’est l’amour qui donne à nos héros l’énergie de se soucier de l’état du monde dans lequel ils vivent, et de faire de leur art un art sensible et tourné vers l’autre. Plutôt que d’ignorer que le pays où ils vivent ne va pas bien, ils choisissent de participer à la « grande émotion populaire » qui parcourt le mouvement – le narrateur par l’écriture, Noé par le dessin, Felice par ses talents d’avocate.
Une toile sans fin
Comme dans un tableau, il y a le mouvement dans l’immobilité. Dans cet apaisement, Noé et Felice sont tout entiers traversés par le vacarme de ce que cause en eux-mêmes cet amour, transformés en océan de désir et de tendresse. Felice, les mains posées sur Noé, sent « tous les déplacements de la vie en lui, toutes les vagues qui le parcourent. » C’est pouvoir sentir la vie au plus près, au plus profond de soi et de l’autre. C’est le roman de l’hypersensibilité amoureuse.
Confronté au cynisme de son époque, d’un monde qui rêve d’amour sans jamais y croire – passé vingt-cinq ans – , le narrateur-écrivain décide de prendre le contrepied de ses contemporains – Houellebecq, Albert Cohen… – et d’écrire l’amour qui dure. C’est aussi revenir sur le mythe du paradis perdu des premières fois : contre l’idée que le plus bel amour est celui qu’on a manqué.
Légèreté
Au lieu d’être cynique, le roman est léger. Quand les choses deviennent épiques, la dérision guette toujours. Une forme de duel spectaculaire, digne de Sergio Leone, a lieu entre Noé et le mari de Felice ; entre eux, un grand feu qui broie les dessins de Noé et l’argent de l’infâme mari. Pourtant Noé finit par s’amuser de tout ce sérieux, et c’est la possibilité même de la légèreté qui donne toute sa force à cette histoire.
Pourtant il y a bien des doutes, des angoisses. Felice a besoin d’explorer le monde, pour mieux revenir à son amour. Noé sait qu’il peut mourir d’amour si l’arche bâtie avec elle venait à faire naufrage. C’est qu’il y a un risque énorme à se laisser traverser par la tempête.
L’amour n’est pas une consolation qui donnerait à la vie l’apparence de l’intact ; il est la vie intense qui permet de vivre auprès des failles sans en mourir. Il est une vitalité, il est un courage, l’amour c’est la vie même.
La beauté dure toujours, Alexis Jenni
Je ne m’inquiète pas, moi vivant cela n’aura pas de fin. La beauté dure toujours.
La beauté dure toujours de Alexis Jenni, éditions Gallimard, 19 euros.