LITTÉRATURE

« Viendra le temps du feu » – La prochaine fois, le feu

Viendra le feu
Dancing to restore an eclipse moon (détail) de Karine Rougier, 2018 © Cambourakis

Viendra le temps du feu oscille entre dystopie futuriste et miroir troublant de l’époque contemporaine. Wendy Delorme signe avec ce nouveau récit un magnifique roman choral, qui sort en format poche ce mois-ci.

À la fin de son « Poème de la montagne », la poétesse russe Marina Tsvetaïeva (1892-1941) écrit : « (Dans les touffes de duvet, la nuit, / — Collines d’écumes par rafales — / La nouveauté étrange pour l’ouïe, /Au lieu du “je” : le “nous” impérial…)[1] ». De nuit, de montagne et d’un groupe uni il est question dans Viendra le temps du feu. « Ensemble, ces personnes avaient choisi d’user du féminin pluriel pour s’autodésigner » écrit Wendy Delorme à la suite des Guérillères de Wittig.

Dans un futur proche, les livres sont interdits, les frontières fermées et les femmes sommées de procréer. Une grande partie de la jeunesse mondiale s’est suicidée à la suite de Geia Walden (double imaginaire de Greta Thunberg) qui militait à la tête du mouvement des jeunes pour la planète. L’Administration contrôle les corps, mais certains esprits résistent. Viendra le temps du feu fait entendre ces voix.

Ce qui n’a pas de mots tombe vite dans l’oubli et ma mère dit souvent qu’il est certaines choses qu’il vaut mieux oublier ou bien ne pas savoir, sous peine de cultiver la nostalgie d’un monde qui n’existera plus, qu’on l’ait connu ou pas.

Viendra le temps du feu, Wendy Delorme

Le Dedans et le Dehors

La force du roman est d’appréhender cette société totalitaire par fragments, via une poignée de personnages. Comme Louise, Ève, Grâce et les autres, les lecteur·ices évoluent dans l’ombre d’abord avant d’apprendre au fil des chapitres l’histoire de ce pays et son fonctionnement. Ce que l’on perçoit très bien dès le départ, c’est qu’il y a nous et les Autres. Un souvenir inversé du Nous autres de Zamiatine ? En tout cas, le livre nous l’apprend très vite : « Parler d’eux comme des “Autres”, inversait le rapport entre périphérie et centre ». Celles et ceux qui vivent en marge, forment une communauté de pensée, un cocon de sororité qui se tisse à mesure que la lecture avance. Une lueur d’espoir qui finira par s’embraser.

Les Autres habitent plus haut, au Centre, à l’Est, à l’Ouest, dans de grands logements parfaitement fonctionnels et dépourvus d’odeurs autres que celle du carrelage passé au savon blanc, dont le relent tenace persiste sur les mains de celles qui, comme moi, comme cette femme qui pleure, s’emploient à nettoyer toute trace odorante de leur humanité.

Viendra le temps du feu, Wendy Delorme

« Par les mots, par le feu »

Comme dans toute dystopie, ce monde parallèle renvoie un reflet familier et troublant. Une cathédrale brûle, des manifestations sont réprimées dans le sang, des collages clandestins s’agglutinent sur les murs et des réfugiés naissent « quelque part où l’on meurt de soif, de faim, ou par les armes ». Bien sûr, dans cet univers sombre et froid, les livres sont interdits. Alors, les narrateur·ices écrivent dans des cahiers volés ou sur des feuilles volantes. Et sont lus frénétiquement les mots qui ont pu leur parvenir du monde d’avant : Rilke, Wittig ou encore David Foster Wallace.

Viendra le temps du feu est un tison brûlant. Sa prose lèche d’une langue de feu et sa construction est incendiaire. Tout y est à la fois limpide et symbole à décrypter. Avant d’être enfermées dans la ville froide, certaines des femmes du récit vivaient en forêt, entre sœurs. Ensemble, elles creusaient la montagne et vendaient leur récolte aux Autres. Comme l’explique Wendy Delorme dans La Poudre au micro de Lauren Bastide : « La montagne est une métaphore du patriarcat ». On pourra donc s’amuser à décrypter les doubles sens semés par l’autrice comme dans un jeu de piste.

Il est des livres qui illuminent et marquent au fer. Avec sa prose ardente et son histoire haletante, Viendra le temps du feu surprend et fait des étincelles. Comme écrivait Hélène Cixous en 1988 à propos de Marina Tsvétaïeva : « Feu est femmes. Le feu éteint celles… ».

Viendra le temps du feu, Wendy Delorme, éditions Cambourakis, 18€ en grand format et 12€ en format poche


[1] Marina Tsvetaïeva, «  Le Poème de la montagne  » dans Le ciel brûle suivi de Tentative de jalousie [1986], traduction de Pierre Léon et d’Eve Malleret, nrf poésie Gallimard, 2019, p.130.

You may also like

More in LITTÉRATURE