LITTÉRATURE

« Rester barbare » – Résistance et dignité

© éditions La Fabrique

« Rester barbare », essai sensible et politique, questionne la notion d’intégration sociale et politique. L’ouvrage développe une pensée décoloniale qui insiste sur l’existence d’une part d’inassimilable en chacun. 

Cette analyse débute par la découverte d’une phrase qui se révèle magique pour Louisa Yousfi. Cette phrase est celle de l’écrivain algérien Kateb Yacine  : «  Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie. Il faut que je reste barbare.  ».

A partir de cette réflexion, l’écrivaine s’attache à défaire l’opposition entre civilisation et barbarie, entre intégration et ensauvagement. Pour cela, elle questionne l’expérience qui est celle des populations issues de l’immigration et de leurs descendants. Elle interroge le déchirement intérieur qui existe chez certains entre désir d’intégration sociale et volonté de sauvegarder ses racines. Il s’agit, dans son ouvrage, d’user de subversion et d’analyse pour montrer comment le processus politique d’acculturation peut être d’une grande violence sociale pour ceux et celles qui la vivent. Sa pensée s’illustre de figures telles que celles de Toni Morrison, Booba, Aimé Césaire ou PNL.

Devenir barbare

Louisa Yousfi décrit le racisme et les discriminations qui se perpétuent encore aujourd’hui notamment au travers de l’injure de «  barbare  ». Cette insulte cherche à désigner ceux qui résisteraient à l’intégration. Elle les stigmatise en les résumant carricaturalement à une population qui serait dangereuse et immaitrisable. Ainsi, celui qui refuserait de se faire caméléon dans une société donnée serait ensauvagé. Pourtant, la puissance de son essai est de mettre à jour la possibilité de se réapproprier cette désignation.

On attrape l’insulte, on la retourne, et on lui fait dire le contraire. Ça a l’air simple comme ça mais la méthode est périlleuse. Cela exige un certain art. (…) Transformer la souillure en fierté, l’infamie en noblesse. Si la stratégie avait une devise, elle s’énoncerait ainsi  : «  oui, et alors  ?  ». Là aussi, c’est une formule magique. Barbare, oui et alors  ? 

Rester barbare, Louisa Yousfi

Dès lors, «  devenir barbare  » consiste à retourner l’injure pour défendre une barbarie qui soit l’occasion de revendiquer une part d’existence et d’expression qui, certes, ne prétend pas s’intégrer à la culture dominante mais qui pourtant recèle une grande puissance de vie et de création. La condition de barbare est celle d’une «  vitalité primitive qui permet l’écriture vraie, le geste pur, la poésie  » et d’une part de chaos qui réside dans chaque tentative de mise en ordre. 

Penser en pirate

Pour cela, Louisa Yousfi propose une pensée pirate et résistante, le tout dans une langue saillante. Elle en appelle à changer la honte en colère et à opposer au récit dominant, de petits récits «  de peuples rebelles venus du futur  ». Le rap est un des lieux de création de «  récits les plus épiques de la condition des Noirs et des Arabes  ». Ce genre musical ne cherche pas à enrichir la langue mais plutôt à lui faire la «  misère  » pour oser inventer de nouvelles façons de raconter une réalité trop souvent masquée. 

S’il y avait un objectif à cette condition barbare, ce serait celle de retrouver une certaine dignité. Celle-ci ne doit céder ni à la logique de l’intégration, ni à la logique de la vengeance. Elle doit, selon Louisa Yousfi, trouver une troisième voie qui soit celle d’un «  état permanent de notre beauté intérieure, sa promesse renouvelée de demeurer sur le seuil de son basculement, de risquer l’incendie tout en le dominant  ». Devenir barbare consisterait ainsi à le rester, c’est-à-dire à sauvegarder ce qui n’a pas été transformé par le «  maquillage civilisationnel  » pour enfin «  devenir ce que nous aurions dû être  ». 

Rester barbare est un essai pratique qui propose des munitions éthiques et poétiques de piraterie pour faire sauter les velléités d’une société malade qui prétend se faire médecin des maux qu’elle engendre parfois elle-même. 

Rester barbare de Louisa Yousfi, Éditions La Fabrique, 10euros. 

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