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Rencontre avec Marion Desseigne-Ravel : « Je voulais explorer cette sociabilité féminine »

Marion Desseigne-Ravel
© D.R. Marion Desseigne-Ravel

Pour la sortie de son premier long-métrage, Les Meilleures, nous avons rencontré la réalisatrice Marion Desseigne-Ravel. Un Juliette et Juliette contemporain, porté par de jeunes actrices puissantes.

Tu as étudié à la Femis et réalisé plusieurs court-métrages avant ce premier long. Faire du cinéma, être réalisatrice, c’était une évidence pour toi ? Tu ressentais un désir de raconter des histoires ? 

Non, pas tout à fait. Quand j’étais ado, je voulais faire du cirque. J’étais dans une école, on avait une compagnie et on faisait des petits spectacles à droite à gauche. Je me suis blessée et je n’ai pas pu aller à l’entrainement l’année du bac. J’avais beaucoup de temps libre et je suis allée au cinéma. J’ai switché un petit peu comme ça d’un art pour un autre. Le cirque me plaisait beaucoup sur le travail du corps, mais ça me semblait plus difficile de raconter narrativement une histoire et le cinéma, ça permet ça. Et ça, c’est une envie que j’avais…

Après avoir vu beaucoup de films ?

Il y a eu quelques films qui ont un peu été des jalons, des prises de conscience. Je me souviens de Yi Yi d’Edward Yang qui m’avait bouleversé et ado, j’aimais des films qui me parlaient d’ailleurs. Ce paradoxe d’avoir un film qui se passe à Taiwan dans une société très différente et pour autant d’être quand même touchée. Ce qui est un peu pour moi la magie du cinéma.

Pour Les Meilleures, certains films t’ont particulièrement inspirés ? 

Pas vraiment. Je n’ai pas travaillé avec des références ou avec des films en tête. J’ai une cinéphilie qui m’a nourri, mais pour Les Meilleures, je me suis inspirée de ce que j’avais vu, de personnes réelles que je côtoyais. Ce film vient de mon expérience de bénévole dans une association de soutien scolaire à la Goutte d’or où j’ai travaillé en parallèle de mes études pendant six ans. Et c’est ça qui a été fondateur dans mon désir de raconter Les Meilleures avec ces personnages-là et pas d’autres personnages.

J’ai puisé dans le réel, après bien évidemment, j’ai pensé en écrivant à des genres. J’écrivais un film très réaliste et en même temps, j’ai réfléchi au western pour les codes : la lutte entre les bandes, le rapport au territoire. Je ne me suis pas inspiré d’un western en particulier, mais d’un archétype. De la même manière que l’histoire d’amour, c’est aussi un archétype, c’est Roméo et Juliette, mais aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, entre deux filles, entre deux personnages maghrébins.

Ou plutôt.. c’est Juliette et Juliette… Justement dans cet archétype d’une histoire d’amour alors que les deux bandes sont opposées. En même temps, ça parait très naturel pour elles, mais il y a la société, le patriarcat, le quartier, c’était ça que tu voulais raconter ?

Oui, c’est un mélange de tout ça. J’ai conçu Zina comme ayant un temps d’avance. Il y a un moment de dialogue qui a sauté où elle disait explicitement qu’elle était déjà sortie avec une fille. Mais dans la scène de leur première nuit sur le toit, on comprend à demi-mot qu’elle l’a déjà fait et qu’elle est plus en avance. 

J’avais envie d’un personnage qui soit un guide pour Nedjma parce que je crois que si Nedjma avait rencontré une autre Nedjma pour qui c’était la première fois, la peur ou l’appréhension aurait peut-être été trop grande et il ne se serait rien passé. Là le fait que Zina soit une sorte de guide ça permet à cette histoire d’avoir lieu finalement assez vite parce que c’est un coup de foudre. Et chez Nedjma, il y a aussi un désir qui la dépasse. Elle est attirée et elle y répond. 

© Cédric Sartore Créa Troïka

Et tu as voulu insuffler un peu de magie à ce réalisme ? Dans ce coup de foudre au premier regard, le tremblement de terre, ce refuge sur le toit…

Complètement. Je ne voulais pas enjoliver la réalité. Il y a une forme de violence dans le film. Elle est rejetée à plusieurs endroits. Il y a un vocabulaire des ados qui est violent : homophobe et misogyne. Je voulais montrer la complexité et en même temps, je voulais donner une forme de beauté et d’importance à cette histoire d’amour.

 Il y a peut-être un film qui m’a inspiré, auquel je repense. Les scènes d’amour dans Boys Don’t Cry de Kimberly Peirce. Le film est d’une noirceur très forte encore plus que le mien. C’est un film qui est très dur sur ce personnage trans qui essaie de vivre sa vie et puis quand le héros trans rencontre sa petite amie, l’image se met à scintiller. Il y a une sorte de filtre et tout devient un peu doré, un peu chatoyant alors qu’on est à côté d’une usine au fin fond du Texas, que tout est crade autour d’elle. Et j’avais envie de ce truc-là. Dans leur historie à toutes les deux, elles vont se créer cette sorte de bulle sur les toits et ça va scintiller autour d’elles. 

Paradoxalement, c’est une cachette pour elles, mais finalement elles sont à vue et au-dessus de tous.tes…

C’est ce que j’aimais bien. Elles ont besoin de se trouver une cachette pour expérimenter cette première histoire d’amour. C’est difficile à vivre donc si elles n’ont pas un endroit safe, ça n’aura pas lieu. On dit sortir du placard. Mais je n’avais pas du tout envie d’un lieu qui soit sordide, une cave ou un endroit qui viendrait tirer vers le bas. J’aimais bien ce paradoxe-là. Finalement l’endroit où elles sont à vue, à nu, c’est l’endroit de leur cachette aussi…

C’est cette symbolique-là que tu as voulu travailler dans ton scénario ?

Ça m’amusait de faire ça. C’est ça que j’aime bien dans le cinéma, il y a une dimension soit symbolique, soit archétypale pour certaines structures du récit et puis ça rencontre le réel. Cette idée du toit, ça vient d’une ado qui était dans le local associatif où je travaillais. Elle habitait juste au-dessus et avec une petite bande, on a fait des petits films de cinq minutes entre nous. On avait tourné dans son appartement et sa chambre à elle donne sur un balcon. Elle avait installé une petite échelle pour escalader sur un toit avec une vue assez superbe. On n’y a pas tourné, car c’était assez dangereux. Et finalement, le deuxième toit qu’on a trouvé était encore plus spectaculaire, car plus haut. Ça vient autant du réel, des hasards du repérage et des rencontres que d’une envie plus symbolique de raconter cet espace en plein air.

C’est une histoire qui a été difficile à défendre ou aujourd’hui c’est un peu plus facile de raconter la naissance du désir entre deux jeunes filles ? 

Je pense qu’on est dans une période un peu charnière où cohabitent des rapports très différents à l’homosexualité. Des endroits et des milieux où c’est très facile et ce n’est plus un enjeu et d’autres où ça coince encore très fort. Et d’ailleurs pas toujours dans les milieux auxquels on s’attend. Ça peut-être des milieux plus blancs et bourgeois où ça coince aussi. C’est quand même mieux que quand j’étais ado. Je me souviens, j’avais lu l’encyclopédie Universalis de mes parents, c’était un vieil exemplaire et il y avait écrit que l’homosexualité était une maladie mentale. 

Donc aujourd’hui ça va beaucoup mieux, mais c’est exactement ce que j’avais envie de raconter dans mon film : c’est compliqué, mais c’est possible, les deux en même temps. Et sur la question est-ce que c’est difficile de faire ce film aujourd’hui ? Ça dépend de quel endroit on se place. À financer  ? Pas plus que n’importe quel premier long. Je n’avais pas l’impression que c’était plus difficile pour moi que pour mes copains qui faisaient leur premier long à côté. Là où ça a été difficile, c’est quand on a commencé à faire le casting. Je ne pensais pas que ce serait à ce point. On a eu pas mal de refus. 

De la part des potentielles actrices ? 

Oui, de la part des parents aussi. Pour le personnage de la petite sœur, l’actrice était mineure au moment du film. Elle avait 13 ans, mais avant de la rencontrer, on a vu d’autres filles et les parents nous disaient « Non, je ne veux pas que ma fille joue dans ce film-là  ». Pour Nedjma, il n’y a pas eu trop de débats, j’avais rencontré Lina El Arabi et c’était évident que c’était elle très tôt. 

Mais Zina, on l’a beaucoup cherché et dans les filles qu’on a rencontrées, on a eu plusieurs refus et des refus des fois assez touchants, assez bouleversants. Pas forcément des « Ça me dégoûte  » mais plutôt des « Si je joue dans ton film, ma mère ne pourra pas le voir  ». C’est ce degré-là de complexité, et j’avais besoin d’avoir des actrices qui soient pleinement à l’aise avec ça et embrassent le sujet. Un vendeur de kebab aussi nous a dit non. Je trouvais ça un peu gonflé. C’était de la figuration, mais il ne voulait pas.

Comment tu as choisi ces comédiennes à la fin  ? 

Ça, c’est fait sur du long terme. Juste avant, j’avais fait un court-métrage, Fatiya, où c’étaient déjà des adolescentes maghrébines, une bande de copines. Donc, en accord avec mes producteurs, on s’était dit qu’on utilisait le court-métrage pour lancer un grand casting. Et il y a deux filles, Mahia Zrouki et Tasnim Jamlaoui qui jouent les meilleures amies que j’avais déjà dirigées. On a travaillé en faisant ce travail, car on avait l’intuition que ça allait être compliqué et je voulais les bandes le plus tôt possible pour créer une sorte de synergie, cette sensation d’amitié entre elles. 

On est allé voir des non-professionnelles dans des assos, des clubs de danse, mais des professionnelles aussi. Lina, elle avait déjà fait des longs-métrages. On a brassé tout ça et pour tous les rôles secondaires, on a rencontré les gens sans savoir pour quel rôle. Il y avait des choses pré-conçues. Je savais que j’avais besoin d’une sœur, mais pour les copines, les personnages ont changé en fonction du casting. Ils sont passés d’une origine à une autre, car la fille en face de moi était super et dépassait ma vision du rôle a priori. 

Et, chose rare dans le cinéma, il y a peu d’hommes ou alors dans des rôles gentiment ridicules. Il y avait cette idée de faire un film ou les femmes prennent l’espace ?

C’est marrant, car dans les débats des avant-premières, c’est une question qui revient souvent : «  Où sont les hommes ?  ». Et c’est dit d’une manière un peu plus inquiète. Il y a des gens que ça effraie qu’il y ait peu d’hommes…

… Alors que ça n’a jamais effrayé personne des films avec peu de femmes…

… C’est ce que je réponds. Ado, j’ai beaucoup vu des films où il y avait des bandes de garçons et des filles qui faisaient de la figuration ou qui était là pour être le «  love interest  ». Sidiki, il ne sort pas avec Nedjma, mais il a un peu ce statut-là, de personnage important, mais au second plan. Ado, je traînais avec des filles, j’avais une sociabilité de filles et j’ai l’impression que les ados que j’ai vus quand je suis devenue adulte et que j’ai bossé avec des adolescents, avaient cette même logique-là. 

Les femmes ont une sociabilité autonome, ce qui parait absolument une évidence, mais que le cinéma n’a pas encore beaucoup montré. D’autres l’ont fait avant moi, mais il y a encore à creuser là-dedans et c’est l’ambiguïté du titre. Les Meilleures, c’est autant le couple que les meilleures amies et c’est autant un film sur une histoire d’amour qui commence qu’une histoire d’amitié qui se reconfigure. Je voulais explorer cette sociabilité féminine. 

J’imagine que c’est important aussi de créer des nouveaux modèles où on peut s’identifier en tant que jeune femme ? 

Dans le film, ça travaille à plusieurs endroits. À la fois sur le côté bande de filles, de copines que sur le côté homosexuel et aussi des personnes maghrébines. Mais oui, j’ai fait ce film très modestement, car ado, je crois que j’aurais bien aimé le voir, ça m’aurait fait du bien et il m’a manqué. Peut-être pas celui-là, mais un film qui brasse cet univers-là parce que l’univers dans lequel j’évoluais ne ressemblait pas aux films que je voyais qui étaient plus parisiens entre autres et plus bourgeois, plus blancs. Ça, c’est un truc auquel je tenais.

Tu voulais montrer plus de diversité au cinéma ?

Oui, souvent, on me dit qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes, mais il n’y a pas beaucoup de blancs non plus. C’est presque l’inverse qui est bizarre. Il y a des auteurs installés dont tu peux voir toute la filmographie et tu te rends compte qu’il n’y a jamais un personnage un peu plus qu’un figurant qui soit maghrébin ou noir. Alors que dans la société française telle qu’on la connaît aujourd’hui, elle est beaucoup plus métissée que ça.

© Denis Manin

C’est là où le lieu est important aussi… il y a une vraie géographie dans ton film. Le quartier et le parc sont des personnages à eux seuls et créent aussi la dynamique. Comment as-tu travaillé ce décor ? 

Encore une fois, il y a des choses qui viennent du réel, par exemple le banc rose. À l’origine, c’était un banc taggé avec les initiales des gens qui squattaient dessus, mais je trouvais ça plus visuel d’y mettre une couleur très flashy. J’aimais bien cette idée qu’elles s’étaient appropriée l’espace comme ce que j’avais pu observer. J’ai essayé d’avoir le moins de lieu possible, mais qu’ils soient le plus récurrent possible. Et de travailler sur des espaces communs où tout est à vue, pour moi le square, c’est vraiment ça un jeu sur la hauteur et les dénivelés parce que c’est un espace public où tout peut se voir et tout peut être observé en cachette. 

Il y a aussi les espaces semi-publics qui sont les couloirs dans lesquels elles se croisent, mais qui ne sont pas des lieux de l’intimité. Nedjma n’a pas vraiment d’intimité. Elle partage sa chambre avec sa petite sœur. Elle croise Zina dans des couloirs, des ascenseurs, des halls d’immeubles. Et dans les espaces publics que sont le square et le local associatif il y a toujours du monde. C’est pour ça que le toit devient aussi important, elles ont besoin de s’approprier un lieu qui puisse être absolument qu’à elle. À part le toit, il n’y a pas beaucoup d’endroits où c’est possible. 

Tu parlais du banc rose, c’était une manière de jouer avec les codes couleurs du rose attribué aux filles ? 

Quand j’étais ado, je ne supportais pas le rose, car il y avait ce côté rose Barbie. Ma tante m’offrait toujours des trucs roses. Et pendant longtemps, j’ai été dans le rejet de cette couleur parce qu’elle était trop marquée. Elle était trop identifiée. Quand tu vas chez Toys «  R  » us, tu as un rayon bleu et un rayon rose. C’est assez insupportable de marquer cette dichotomie. Il y a eu une version où il n’y avait pas de rose, où il y avait d’autres couleurs et je trouvais ça dommage. Je voulais reprendre ce rose-là et se l’approprier.

 Le personnage de Zina est tout le temps en rose, dans des dégradés de rose, le banc est rose. Je voulais en faire une couleur presque queer, la couleur du film, la couleur de leur amour à elle et que ce ne soit pas du tout Barbie, pas dans ces clichés de féminité là. Et visuellement, c’est beau, mais avant, je ne l’utilisais pas parce qu’elle était connotée. 

Concernant les dialogues, tu t’es inspirée des jeunes avec qui tu as travaillé ou est-ce que les comédiennes aussi ont participé à ce langage adolescent ?

Il y a eu une première étape d’écriture où moi, je m’inspirais de ce que j’entendais. J’étais une éponge et j’avais les expressions des ados en tête. J’ai d’abord écrit le scénario pour le financement et à partir du moment où les actrices sont rentrées dans le processus, elles ont participé. J’avais conscience d’être quand même une adulte, une babtou et donc d’avoir une distance. C’est une langue qui change toutes les cinq minutes. Les expressions bougent beaucoup et on m’a dit à la lecture qu’il y avait des mots qui étaient démodés, qu’il ne fallait plus dire comme ça.

J’ai proposé aux actrices de se réapproprier le texte, de respecter l’intention, ce que j’avais envie qu’elles traversent dans la scène, mais de le dire avec leurs mots à elle surtout pour les personnes dont c’était la première fois notamment la petite sœur. Quand elle dit des répliques comme «  Guette ta tête frère  », ça, c’est vraiment elle. Je n’aurais pas pu trouver ça. La parole dans ce film, c’est un mélange entre donner des espaces de liberté, être dans le dialogue avec elles sur le sens des mots et puis quand même un cadre pour raconter l’histoire telle qu’elle était prévue.

Et l’idée de travailler les réseaux sociaux et de les mettre en scène à l’écran, ce qui est toujours casse-gueule, c’était une envie dès le départ ? 

C’était déjà là dans mon court-métrage juste avant. C’est drôle parce que mes ami.es réalisateur.rices me disaient : « C’est moche les réseaux sociaux, on ne peut pas mettre ça en scène, il faut que tu changes ça dans ton scénario.  » C’est un conseil qu’on m’a beaucoup donné. Moi, ça m’excite énormément, car il y a plein de trucs à inventer. Après, c’est vrai que si tu filmes un téléphone tel quel ce n’est pas intéressant. Si tu restes dans les codes graphiques et que tu es là pour signifier que c’est un texto, que tu mets une bulle et l’heure, ça devient compliqué à lire, pas très beau et très informatif. 

Moi, ce qui m’intéressait, c’était de travailler sur la parole, sur le texte, ce qui est dit dans ces messages-là. Et donc de les rendre le plus expressif et le plus graphique possible. Signifier le contraste avec la situation que peut vivre Nedjma. Quand elle va acheter un maillot de bain avec ses copines, c’est hyper banal, c’est très quotidien et en même temps elle reçoit des messages importants de Zina, qu’elle voit en grand écran dans sa tête. Il y a eu cette idée de les mettre en très gros, en surimpression et colorés, pour différencier et savoir qui parle. Mais c’est aussi pour rendre ça plus expressif, plus pop. 

Et pareil pour les vidéos, elles sont pleins cadres, sans référents. Il n’y a pas d’incrustation de la personne qui parle dedans. Ce qui m’intéressait, c’était de ne pas mettre un contexte à ces images, je les prends comme elles sont vécues par les personnages au premier degré. 

Est-ce que c’était une manière aussi d’accentuer les émotions que les personnages peuvent ressentir aujourd’hui par le virtuel, l’impact d’un message, des réseaux sociaux… ? 

Ce qui m’intéressait, c’était de jouer avec le contraste. Les réseaux sociaux dans le film, c’est à la fois le pire comme cette vidéo mise en scène de fausse fellation qui est humiliante et un acte violent et en même temps, c’est l’espace qui permet aux filles d’échanger leurs premiers messages amoureux. Avec cette idée que s’il n’y avait pas eu les réseaux sociaux ou la possibilité de s’envoyer des textos en privé peut-être que ça n’aurait pas eu lieu. Mine de rien, ça permet ça, une communication plus facile, ça précipite cette histoire dans le bon sens du terme. J’aimais bien cette idée que les réseaux sociaux ça peut être un espace d’oppression et de contrôle social très fort et un espace de liberté selon comment on l’utilise. 

Une manière de s’inscrire aussi dans cette génération-là ? 

Complètement. Le traquenard, de créer un faux profil, c’est quelque chose que j’ai entendu. J’étais dans un espace caché dans le local, où je travaillais et des ados qui ne savaient pas que j’étais là avait ce projet. J’ai refictionnalisé en rajoutant cette dimension de vidéo qui rend le truc plus cruel. 

Il y a beaucoup de violence dans ton film d’ailleurs dans ces rapports d’amitié entre femmes…

Je trouvais ça intéressant de montrer que ce n’est pas parce qu’on est entre femmes, qu’il n’y a pas une forme de violence. Ce n’est pas un monde de bisounours et la violence n’est pas l’apanage des hommes. Je crois qu’il y a une forme de violence dans l’adolescence et que les réseaux sociaux n’aident pas toujours. Ce phénomène de contrôle de son image, de sa réputation, de ce que l’on dit, c’est très fort et ça peut vraiment provoquer des angoisses chez les ados avec qui j’ai travaillé. 

© Denis Manin

C’est aussi pour cela que tu as choisi des actrices physiques et organiques dans leur jeu ? 

Lina a une vraie corporalité. Elle fait le conservatoire de théâtre et elle a un rapport à la scène, à la danse, à d’autres formes d’expression. Esther, c’était sa première fois au cinéma, mais elle m’avait raconté qu’elle avait fait de la danse ado. Et j’aime bien ça que les corps se touchent, interagissent, qu’il y a ce côté très organique du film. Ça m’embête quand les corps sont rigides. 

Ça t’a amené à travailler une forme de chorégraphie dans les déambulations et dans les scènes d’interactions physiques entre les deux bandes de filles ?

La violence physique était très cadrée. Il y avait un directeur de cascades parce qu’il ne fallait surtout pas que les filles se fassent mal et puis il y en avait quand même huit en même temps qui se tapaient dessus dans la première scène et des adolescentes, certaines non-professionnelles, ça pouvait mal tourner donc on a cadré très précisément. Il y a des gestes qu’on a beaucoup répétés pour que ce soit fait sans aucun risque. Et pour les déambulations de Nedjma, elles sont assez chorégraphiées avec elle. Elle a un sens du rythme. Elle avait vraiment de la musique quand elle marchait à certains moments pour qu’il y ait ce rythme de pas aussi. C’était assez amusant à faire. 

Et justement la musique du film a-t-elle été travaillée par rapport à tous ces mouvements ? 

Pour la musique, il y a eu plein de couches différentes. Il y a de la diégétique et de l’extra-diégétique. Et il y a plein de courants différents. J’aimais bien cette idée que la musique allait être métissée, de la même manière que les bandes sont assez métissées dans les origines. Je voulais de la musique urbaine, mais je ne voulais pas mettre que du rap, je trouvais ça un peu cliché et évident dans les films avec ados. La réflexion sur la musique est partie d’une ado que j’avais rencontrée au local qui faisait toujours ses devoirs en musique et elle avait une passion pour Ray Charles et Nina Simone. Je trouvais ça hyper mignon parce que complètement inattendu.

Et au départ, je voulais des chansons comme ça pour la scène du blind-test, mais il se trouve que Nina Simone ça coûte à peu près le budget du film. J’exagère un peu, mais ce sont des montants inaccessibles. Nina Simone nous a menés à Gil Scott-Heron que j’adore, qui est la génération d’après et qui fait une forme de liaison entre le rap et le blues de Nina Simone. Et l’autre référence, c’était Bachar Mar-Khalifé, au moment où elle déambule avant de rencontrer la cousine. Il y avait une forme de mélancolie du personnage à ce moment-là. 

As-tu déjà prévu un second long-métrage ?

Je suis en train d’écrire mon deuxième long. Et j’ai aussi un projet de série en co-écriture avec Naël Marandin avec qui j’avais bossé sur La Terre des hommes. Et ce projet personnel est une histoire de famille qui s’est déchirée et se recompose avec des personnages LGBT+ et une question : qu’est-ce que c’est une famille au XXIe siècle ? 

Tu a besoin de t’ancrer complètement dans notre époque pour créer avec toutes ses problématiques sociales ? 

C’est un truc qui m’excite aussi quand j’écris. J’ai l’impression que le cinéma peut être un dialogue avec ce qu’il se passe dans le monde à l’instant T, avec des questions de société assez forte et qui entraîne des prises de position parce que quand on parle du monde tel qu’il est aujourd’hui et tout le monde ne sera peut-être pas d’accord. Mon dernier court-métrage était sur la question de la place du voile dans l’espace public et était parti d’une rencontre que j’avais faite et d’une envie de parler d’une jeunesse contemporaine qui est dans la contradiction de porter le voile et d’être sur Snapchat. Et ça fait très vite débat et ça devient politique, car ce sont des questions que notre société se pose et qui sont en train d’être vécues. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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