LITTÉRATURE

« Les cantiques du corbeau » – Éloge du vivant

Les cantiques du corbeau © Francesca Mantovani
© Francesca Mantovani

Bartabas, écuyer-poète, publie Les cantiques du corbeau, une fable poétique et épique qui interroge la genèse du vivant et de l’humanité. Le créateur du Théâtre équestre Zingaro qui vit et travaille avec ses chevaux, depuis des décennies, nous offre un texte sacré sur la condition de l’humain, bête parmi les bêtes. 

Ce livre est une célébration nocturne du lien qui unit l’humain aux autres animaux. Elle nous est confiée comme une très vieille histoire, de celles qui se transmettaient oralement, de génération en génération. Le corbeau, auquel fait référence le titre, est une évocation des deux grands sourcils noirs que son grand-père agitait quand, petit, il lui racontait des histoires  :

Le soir au coucher, mon grand-père contait à l’enfant que j’étais des histoires écrites à la place des bêtes. Des contes terrifiants qu’il lisait d’une voix sourde, enjouée ou menaçante. Je croyais alors que les «  animots  » étaient des êtres doués de parole. J’étais envouté par ses sourcils qui dansaient comme des corbeaux sur son front. 

Les cantiques du corbeau, Bartabas

Cette scène inaugurale est le lieu d’une alliance secrète et intime entre l’art de raconter des histoires et l’émotion provoquée par le spectacle des animaux. L’ouvrage présente une succession de vingt-deux chants qui constituent une liturgie profane rendant un culte au monde animal. Chaque chant est un petit récit qui se clôt sur une maxime poétique détachée par un simple astérisque. Chaque histoire, peuplée d’animaux, célèbre la réalité d’une existence qui ne se révèle qu’à la lisière de la nuit. Nous traversons, chant après chant les grandes étapes de la vie : naissance, métamorphose, sacrifice.  L’écrivain met alors en mots et en images les noces sensuelles et déchirantes qui nous relient aux autres vivants.

Chanter la vie et la mort

Bartabas écoute les corps, traduit les instincts, observe l’humain, décrypte les attitudes animales. Tous ces êtres luttent pour leur survie. Ils cherchent à se nourrir. Ils s’ébattent et hurlent. Nous, bipèdes, ne sommes rien d’autres que vivants parmi le vivant, pris dans la spirale du cycle de la vie et de la mort.  

Le récit alterne entre scènes bouleversantes et vivantes dans une langue fluide et ornée de mots choisis. Celui ou celle qui raconte l’histoire n’a pas de consistance fixe :

Éléphant à genoux, licorne debout, cheval ensellé, guépard alangui ou chien errant, jamais je n’ai vraiment su quel animal j’étais.

Les cantiques du corbeau, Bartabas

C’est une ombre, faite d’instincts et de sensations qui, sans cesse, perd connaissance et change de forme. Elle est insaisissable, mortelle, et se livre à des rituels codifiés. Le rituel est, pour Bartabas, un acte théâtral primordial, une prière sans dieu, un acte de vie. Il y a, dans ses textes, plusieurs rituels d’union et de fertilité. Une baleine donne la vie à un petit puis disparaît, le narrateur se livre à un «  coït terrestre  » en pénétrant la terre meuble.

Ses mots racontent aussi les rituels funéraires. Les animaux s’entre-dévorent. Ils se déchiquètent les uns les autres. Les viscères lacérés sont laissés à l’air. L’humain ne peut se croire préservé de cette logique implacable. Dès lors, Bartabas dit du lien entre l’animal-humain et les autres animaux que «  seule la mort fait de moi leur égal  ». Il remet l’humain à sa place d’être mortel.

Cependant, ses phrases offrent aussi des tombeaux pour ces corps. Il célèbre la mort, raconte le soin apporté aux êtres éteints ou les pratiques d’enterrement de cadavres. Enfin, il propose une image poétique de la résurrection  : une fleur s’épanouit dans l’humus qui recouvrait l’être disparu. 

Écrire un récit pré-historique

Il scrute les animaux pour oublier le temps et devenir, à son tour, animal. Il cherche, par tous les moyens, à revivre l’expérience d’une éternité suspendue, endroit le plus sûr pour rencontrer la beauté. Pour cela, il entre en matière comme on entre en transe  : 

Soudain, mes muscles se contractaient, je vomissais, mon corps était pris de convulsions. (…) Ma peau devenait une fourrure plus douce que celle du coyote. De fureur je secouais ma crinière. Mes reins étaient pleins de force, je grattais du sabot. Ma queue fouettait mon dos. Mes yeux s’ouvraient enfin, j’entrais en matière.

Les cantiques du corbeau, Bartabas

Bartabas traverse, au gré des mots, une expérience immémoriale. Les phrases succinctes et la musicalité des sons sont les deux jambes sur lesquelles marche son écriture. Il crée des histoires pré-historiques au sens où il fait émerger des histoires qui viendraient d’un temps antérieur à toute histoire racontée. Le vivant est observé depuis un temps ancestral, depuis lequel il déploie une généalogie de l’(in)humain. 

Retrouver une existence première

Dans une fable, entre crainte et admiration, il décrit une existence dénuée d’artifice. Un être gravit les parois, ressent la faim et le froid, se recouvre de feuilles et de petits êtres pour camoufler son odeur, s’habille de peaux d’animaux morts, loge dans une grotte. Il apprend d’abord les cris, les rugissements et les brames comme le solfège des bruits sauvages. Bartabas raconte ensuite le moment de la verticalisation de l’humain qui correspond à la perte de son agilité et à la découverte de sa vulnérabilité. Il évoque aussi le début de la parole, le premier « je » prononcé et l’histoire d’un homme, élevé par des oiseaux, qui dû rejoindre la terre, empêché par la pesanteur, de poursuivre vers le ciel. 

Enfin, il fait le court récit de la domestication d’un chien, adopté par des humains, dont il finit par s’accommoder. Impossible ici de ne pas penser au travail que réalise, chaque jour, Bartabas en travaillant avec ses chevaux pour les préparer à des spectacles vivants et clair-obscurs. Pour lui, l’apprivoisement d’un animal ne se fera jamais au prix de la souffrance et de la douleur (que l’animal ne peut comprendre), mais seulement dans la douceur et la récompense. Il insiste sur la nécessité d’entretenir un rapport de communication et non d’obéissance avec les chevaux avec lesquels il vit. 

Les cantiques du corbeau est une histoire sans âge, entre vie et mort, où tous les animaux vivent ensemble. Bartabas constitue de fragiles sculptures de mots pour dire quelque chose du vivant et retenir, un instant, le temps qui passe. 

Les cantiques du corbeau de Bartabas, Éditions Gallimard, 12,50 euros.

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