Tous les mois la rédaction de Maze se penche sur un film culte. La dernière fois, nous avons retrouvé Soleil de Nuit de Tracey Hackford. Maintenant place à la véritable déception commerciale de François Truffaut, Les Deux Anglaises et le Continent (1971) , qu’il considérait comme la pièce maîtresse de son œuvre.
Au début du XXe siècle, Claude Roc (Jean-Pierre Léaud) passe ses vacances en Grande-Bretagne chez une amie de sa mère. Les deux filles de cette dernière tiennent compagnie à Claude et en profitent pour pratiquer le français. Anne Brown (Kika Markham), l’ainée, projette d’unir l’étranger avec sa jeune sœur, Muriel (Stacey Tendeter). Cela finit par arriver. À la condition de rester fidèle malgré le retour de Claude à Paris pendant 1 an, les parents consentent à leurs union. Mais Claude oublie très vite la jeune Galloise dans le demi-monde de la capitale. Quand Anne débarque en France, tout change.
À travers l’orage
Les Deux Anglaises et le Continent débute comme un film d’été. Les balades sur le long des côtes du Pays de Galle sont propices aux premiers émois sentimentaux. Comme chez Rozier, et surtout Rohmer, le badinage est essentiel au processus de séduction. La conversation est banale, mais le montage elliptique permet de les présenter comme des morceaux choisis. Les interactions non-verbales sont ainsi plus importantes renforçant l’évidence de la complicité.
Truffaut adapte le dernier roman d’Henri-Pierre Roché. Profondément autobiographique, il a pour matrice l’alternance entre un journal intime et des lettres. Le réalisateur utilise sa voix hors champ pour réciter des passages du livre. Toutefois, les échanges épistolaires sont prononcés par les acteurs. La fragmentation temporelle du récit affermit la sensation d’éternité du séjour chez les Brown.
Les Deux Anglaises et le Continent (1971) – François Truffaut © MK2/Diaphana
Lorsque Claude débarque, Muriel est cloîtrée dans sa chambre. Sa santé est fragile et des problèmes oculaires la forcent à rester dans la pénombre. La place manquante est montrée simplement par un champ-contrechamp entre Claude et une chaise vide. Puis, au dîner suivant, Muriel apparaît avec un bandeau de tissus autour des yeux. Stacey Tendeter est cadrée en plan moyen en très grande contre plongée. Lorsqu’elle soulève son cache-œil pour boire sa soupe, l’ambiguïté accordée à l’angle de prise de vue interroge la direction de son regard. Aussi, cette succession renvoie à la notion classique de l’érotisme, désir suscité par l’imagination. Par ce type de proposition purement visuelle, Truffaut affirme la nostalgie associée naturellement au genre du film de vacance.
Fin’amor érotique
La plus belle scène du film est l’apogée de cette conception. Lors d’un jeu, Claude et Anne doivent s’embrasser au travers le jour d’un dossier de chaise. Claude se retourne d’abord vers Muriel. Le feu brûlant dans le foyer se reflète sur la paire de protection solaire de la jeune femme. Puis, elle détourne le regard. Enfin, le Français embrasse Anne sur la joue. La manière de détourner le regard permet brillamment d’esquisser Muriel sans rien énoncer. La paire de lunettes portée régulièrement tout au long du film symbolise la dissimulation ; à la fois sa part érotique et son caractère puritain et contraint des sentiments.
Les Deux Anglaises et le Continent (1971) – François Truffaut © MK2/Diaphana
La valeur plastique de la disparition de la flamme dans les yeux de Stacey Tendeter illustre miraculeusement les intentions de réalisation. François Truffaut réussit quelque chose d’assez rare. Il sort progressivement les personnages du champ comme un entonnoir pour finir par le duo Markham-Léaud et obtenir un effet de ralenti sans en être un techniquement.
Et pour cela préfère l’impaire…
Georges Delerue par sa formation classique apporte une dimension hollywoodienne aux Deux Anglaises et le Continent. À la lisière du mickeymousing –technique de surlignage musical de l’action à l’écran par figuralisme- il s’inspire de Max Steiner et ajoute de l’emphase à la narration éclatée. Également, l’alternance d’accords tendus et de leurs résolution illustre le conflit interne, l’assaut de la citadelle intérieure de Claude Roc. La verticalité de l’écriture insuffle plus de force au récit. Ces éléments renvoient au genre du proto-mélodrame nord-américain. Quand l’hégémonie industrielle états-unienne était la plus importante. Truffaut rappelle D.W. Griffith dont il avait évidemment connaissance. La Nuit américaine (1973) est dédiée à Lillian et Dorothy Gish. Deux grandes stars du muet en général et du mélodrame en particulier.
La Nuit américaine (1973) – François Truffaut © D.R. Les Deux Anglaises et le Continent (1971) – François Truffaut © MK2/Diaphana
Les renvois aux expérimentations des anciens parsèment les Deux Anglaises et le Continent . D’abord les fondus aux noir. Très nombreux, ils ne sont souvent pas homogènes et se conjuguent avec une fermeture à l’iris. Lors de la séparation de Muriel et Claude pour mettre à l’épreuve leur amour, le cercle se ferme sur le visage inquiet d’Anne. Dramatisation primordiale. Enfin, la technique de surimpression est largement usitée. Le visage récitant les lettres en très gros plan des personnages est superposé à une autre séquence. Pour autant, les Deux Anglaises et le Continent n’est pas un mélodrame. La musique et les procédés convoquent le lyrisme uniquement pour contrebalancer la distance de la scénographie.
Roman d’initiation autobiographique
Moins connu que Les Quatre Cent Coups, Les Deux Anglaises et le Continent est la plaque tournante de la filmographie de Truffaut. Situé en plein centre de cette dernière le long-métrage permet de comprendre son ensemble. D’abord Jules et Jim est le premier livre d’Henri-Pierre Roché également auteur des Deux Anglaises et le Continent qui est un roman d’inspiration autobiographique. En outre, le livre publié par Claude Roc s’intitule Jérôme et Julien et Claude est critique d’art comme Henri-Pierre Roché. Truffaut s’est beaucoup identifié à l’auteur français et Les Deux Anglaises et le Continent est son livre de chevet pendant une dépression assez grave. Cela explique l’impression de vitalité et de fureur en visionnant le film.
La Femme d’à côté (1981) – François Truffaut © Les Films du Carosse / TF1 Films
Le film lance une trilogie cachée, la trilogie de la glaciation passionnelle pour paraphraser Haneke. Fondé sur le principe de faire un film physique sur l’amour et non l’inverse. La trilogie s’étale sur une dizaine d’année. L’Histoire d’Adèle H (1975) raconte l’amour complètement unilatéral d’Adèle Hugo pour un militaire anglais. Le sentiment est complètement pathologique et délirant au sens psychiatrique. La déchéance est totale, l’ardeur des affects est encore plus forte, mais la maîtrise formelle est plus bancale. Puis, la Femme d’à côté (1981) clôt la suite de film. Plus doux, plus pessimiste. Truffaut se rappelle de sa dépression pour la transcrire à l’écran. Un des plus beaux rôles de Fanny Ardant.
Petite musique de nuit
Au milieu du film Claude et Anne, se retrouvent le temps d’une semaine sur une île fluviale. Ensuite, le thème musical composé par Delerue tranche complètement avec le reste. C’est une mélodie simple au clavecin accompagnée par des cordes frottées. L’ornementation et l’orchestration rappelle le mouvement baroque. L’intimité musicale souligne l’émotion des retrouvailles.
Truffaut a réutilisé ce même thème pour le film fictif Je vous présente Pamela dans la Nuit américaine. Une scène clef en costume montre Alphonse (Jean Pierre Léaud) et Julie Baker (Jacqueline Bisset) se rapprocher sur cette musique. Le séquence est très importante aux yeux de Ferrand (François Truffaut) et par un coup du sort, elle sera supprimée au montage. En somme, Truffaut rejoue une scène avec l’acteur principal de son dernier grand film avec une anglaise qui ne sera jamais montré au sein du projet final. L’amertume de son échec est limpide, il est transparent car les Deux Anglaises et le Continent est une cartographie de son âme.
La Peau douce (1964) – François Truffaut © MK2 Les Hautes solitudes (1974) – Philippe Garrel © Philippe Garrel
Enfin, on peut noter que cette musique a été reprise par Alexandre Desplat pour Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson. À deux reprises. Probablement les deux meilleurs moments du film. Wes Anderson réutilise la candeur du thème pour poser sa mise en scène et faire participer le spectateur par les émotions.
« Je croyais que la vie était un poème »
Point nodal de l’œuvre de Truffaut, Les Deux Anglaises et le Continent est aussi un pas de côté. La direction artistique s’écarte de la Nouvelle Vague pour lorgner du côté du cinéma français, plus confidentiel, le royaume des titres de films splendides (Philippe Garrel, Jean Eustache, Paul Vecchiali, etc.), et plus particulièrement le travail de Guy Gilles.
Malgré le montage et le direction d’acteurs complètement différents, la mise en scène de Truffaut et Gilles se rejoint sur l’effet produit sur le spectateur. Résolument sentimental, le réalisateur natif d’Alger utilise le montage cut, la récurrence de la musique pour évoquer la douceur et l’amertume du désespoir.
Comme Truffaut, Guy Gilles était connu pour ses portrait de femmes. Il a réalisé en 1983 pour l’émission CINÉMA, CINÉMA sur Antenne 2 Où sont elles donc ? Le court est une succession de moments avec d’anciennes gloires du cinéma français. Pour Le Clair de Terre (1970), il fait jouer l’immense Edwige Feuillère. Jeanne (1970) est un modèle d’entrevue avec Jeanne Moreau, laissant entrevoir la sensibilité des deux artistes. Souvenez-vous de la dédicace de François Truffaut au début de la Nuit américaine.
Enfin, les Deux Anglaises et le Continent est sans doute le plus beau film de François Truffaut. La critique et le public ont reproché sa violence autant que sa sentimentalité. Pourtant, le refus de la compromission, du lissage des émotion, rend le film terriblement attachant. Bien qu’il soit extrêmement profond en terme de niveau de lecture, Les Deux Anglaises et le Continent tient sa force par la puissance absolue de son premier degré qui permet d’être submergé par l’esthétique du film sans avoir nécessairement toutes les références.